Pour parler, il faut d’abord aimer. Et pour aimer, il faut avoir été blessé par l’amour : c’est là la condition même de l’humain.

 

La jouissance : du rebut freudien au dieu lacanien

 

Freud n’a jamais véritablement parlé de jouissance.
Le mot n’existe pas dans son vocabulaire. Et pour cause : dans son économie psychique, la jouissance n’est qu’un reste, un rebut du plaisir, un excédent sans valeur propre.
L’appareil psychique, selon Freud, fonctionne sous le principe de plaisir : il cherche à réduire les tensions internes, à maintenir l’excitation au niveau le plus bas possible. Tout ce qui échappe à cet équilibre devient déplaisir — une douleur, une contrainte, une répétition.

Mais Freud observe un paradoxe : certains symptômes, certaines souffrances, procurent malgré tout une forme de satisfaction.
Il y a du plaisir dans la douleur, une satisfaction dans le manque.
Ce paradoxe, c’est celui que Lacan désignera plus tard comme la jouissance : un plaisir qui outrepasse le plaisir, un excès qui fait mal et qu’on recherche quand même.

Lacan renverse alors la logique freudienne : ce rebut devient un principe.
La jouissance n’est plus un résidu, mais une force vitale, un moteur de l’être.
Et il ajoute :

« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. »

Sans amour, la jouissance reste un absolu solitaire, un royaume fermé sur lui-même.
Avec l’amour, elle trouve une adresse, un passage, une humanité.
L’amour n’abolit pas la jouissance, il la met en forme, il l’ouvre à la parole.
Ainsi, Lacan rejoint paradoxalement les stoïciens : la véritable maîtrise ne consiste pas à fuir la passion, mais à la transformer en lien.
C’est là que la psychanalyse retrouve la sagesse antique : la jouissance ne devient humaine que lorsqu’elle est adoucie par l’amour.

 

L’origine du monde : la pulsion d’amour du petit d’homme

 

Chez Freud, l’origine du monde n’est pas spirituelle ni signifiante : elle est sexuelle.
Mais ce mot, chez lui, n’a rien de vulgaire. Il désigne la pulsion de vieÉros — cette force fondamentale qui pousse le vivant à se lier, à investir, à créer.

Dès les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Freud montre que le nourrisson ne cherche pas seulement à se nourrir : il cherche à jouir.
Quand il tète, il ne veut pas seulement du lait, mais une présence, une chaleur, un contact, un rythme.
C’est ce « petit plus », ce supplément du besoin, qu’il nomme le sexuel.

Et ce point est décisif :
Ce n’est pas d’abord le désir de la mère qui érotise le monde,
c’est la pulsion de vie du petit d’homme qui érotise le corps de la mère.

Avant même la parole, avant même la reconnaissance du visage, l’enfant est mû par une tension qui cherche à s’accrocher à un objet.
Cette tension, cette pulsion, fait du monde un lieu habitable.
Elle colore le réel, elle le rend aimable.
C’est parce qu’il est traversé par cette poussée d’amour originaire — par Éros — que l’enfant transforme le sein en objet de désir.

Autrement dit : le corps de la mère n’est pas érotique en soi.
Il le devient sous le regard du nourrisson, sous la pression de sa pulsion vitale.
C’est lui, le petit d’homme, qui érotise le monde, qui fait de la mère une figure d’amour et non seulement de survie (« nebenmesch »).

La mère y répond, bien sûr : elle se laisse investir, elle répond à cet appel d’amour.
Mais le mouvement premier vient de l’enfant.
Sans cette pulsion de vie originaire, sans cet élan premier vers l’objet, il n’y aurait ni rencontre, ni lien, ni humanisation.

Ce que Freud appelle pulsion n’est pas un instinct : elle n’a pas d’objet prédéfini, elle cherche, elle s’invente, elle s’accroche à ce qu’elle trouve.
Et c’est ainsi que le corps maternel devient érotisé : parce qu’il a été touché par la pulsion d’amour du petit d’homme.

C’est là la véritable scène de naissance du sujet : l’enfant découvre que la vie ne se contente pas de survivre — elle désire.
Et c’est en s’accrochant au sein, non pas nourricier mais érotique, que le petit d’homme entre dans le monde de la jouissance, c’est-à-dire dans le monde humain et sort, nous dit Freud, de son autoérotisme…

 

La blessure d’amour : condition du langage

 

Pourtant, cette jouissance première ne peut durer.
Elle est trop pleine, trop absolue.
Pour qu’il devienne un sujet, il faut que le petit d’homme perde quelque chose de cette fusion originaire.

C’est le rôle du tiers, de la loi, de ce que Freud et Lacan appellent le Nom-du-Père.
Non pas un père réel, mais la limite symbolique qui sépare la mère et l’enfant, et qui permet à chacun d’exister.
Cette séparation est douloureuse, mais nécessaire : c’est elle qui transforme la jouissance en désir.

Pour parler, il faut manquer.
Et c’est cette perte — ce moment où la mère n’est plus toute là — qui ouvre la voie au langage.
C’est ce que Lacan désigne comme la castration symbolique : non pas une mutilation, mais une condition d’humanité.

L’enfant doit alors accomplir un effort d’amour : accepter de ne plus être tout pour l’autre, d’aimer sans posséder.
C’est le moment où il est « piqué » par une flèche d’Éros, où il découvre que l’amour implique la distance, la perte, la parole.
Cette blessure, loin de le détruire, le fait advenir comme sujet.

Le langage n’est rien d’autre que la cicatrice laissée par cet arrachement.
Chaque mot est une tentative de renouer avec l’objet perdu, de retrouver, par la parole, la jouissance première devenue inaccessible.
Freud en parlera dans Au-delà du principe de plaisir (1920) : la vie psychique ne cherche pas le repos, mais la reliance, la répétition d’un plaisir manquant.

 

Contre la désérotisation du psychisme

 

Freud s’est toujours méfié des tentatives de désérotiser la psyché.
C’est là le cœur de sa brouille avec Jung : ce dernier voulait remplacer la libido sexuelle par une énergie spirituelle, neutre, cosmique.
Freud, au contraire, tenait au corps, à la chair, à la sexualité comme principe moteur du psychisme.
Car sans le sexuel, disait-il, l’homme retombe dans la nature : il perd son humanité.

Lacan, lui, va déplacer le problème : il met le langage au centre.
Mais il ne contredit pas Freud — il en tire la conséquence.
Si le corps a pu être érotisé, c’est parce qu’il a été pris dans le discours, dans la parole de l’autre.
Ce n’est plus seulement le sein qui nourrit : c’est le mot qui relie.

Freud, pourtant, aurait peut-être gagné à écouter son ami Romain Rolland, qui lui parlait du sentiment océanique, ce sentiment d’unité avec le tout, d’infini sans limites.
Freud y voyait une illusion narcissique, un reste de la fusion infantile.
Mais on peut y lire aussi l’expression d’un désir de dépasser la limite du sexuel, cette limite si douloureuse pour l’hystérique qui rêve d’une jouissance pure, sans corps, sans manque.

Lacan appellera cela la jouissance Autre — la jouissance du saint homme, celui qui voudrait aimer sans être traversé par le sexe, qui voudrait parler sans le corps.
Mais cette figure de pureté absolue, Freud ne la reconnaîtrait pas : il a toujours gardé les pieds dans la chair, dans la réalité ambiguë du plaisir et de la perte.

 

 

 

Freud et Lacan : deux faces d’un même amour

Freud a donné au monde une vérité crue : tout commence par le sexuel.
Lacan lui a ajouté une vérité structurale : tout se noue dans le langage.
Entre les deux, il y a la flèche d’Éros — celle qui blesse, qui sépare, mais qui ouvre la voie à la parole.

Sans la pulsion de vie du petit d’homme, il n’y aurait pas de rencontre ;
sans la perte de l’objet, pas de désir ;
sans le langage, pas d’amour.

Ainsi, la jouissance n’est pas l’opposé du désir, mais son reste, sa trace, sa mémoire.
C’est ce que Freud pressentait déjà dans le symptôme, et que Lacan formalisera sous le nom d’objet a : ce petit rien qui met en mouvement toute l’existence.

L’humain naît d’un double miracle : une pulsion d’amour qui érotise le monde, et une perte qui rend ce monde habitable.
Entre le corps et le mot, entre le sein et le signifiant, il y a la flèche d’Éros — blessure et promesse à la fois.

Et parler, toujours, reste un tout petit acte d’amour.

 

Thierry-Auguste Issachar