Lacan m’a ouvert les yeux :
toutes nos pathologies sont des chants d’amour refermés sur eux-mêmes.
Des boucles autoérotiques où le désir tourne, s’enroule, s’étouffe.
L’homme est une planète sans soleil,
en orbite autour de sa propre chair.

C’est pourquoi l’autisme fascine tant la psychanalyse :
il est ce moment du monde avant le monde,
avant que la peau ne reconnaisse une autre peau.
L’autiste n’a pas érotisé le corps de la mère,
il n’a pas sauté ce pas périlleux
où l’amour invente la séparation.
Il demeure dans le ventre d’une parole jamais née.
Et nous tous, à des degrés divers,
ne sommes-nous pas un peu demeurés ?
Blottis encore dans la jupe maternelle,
tremblants à l’idée du dehors,
incapables de quitter le chaud mensonge du premier abri ?

Chez Freud, l’amour n’a rien du rire de Platon.
Ce n’est pas un jeu d’esprit autour d’un banquet.
C’est une tragédie sans spectateur,
où l’aimant brûle et l’aimé s’ignore.
L’amour, chez Freud, n’a pas d’humour — il a de la gravité.
C’est une force de mort sous le masque du lien.
Achille l’a su,
et tout amant le sait au moment où le monde s’écroule.
On raconte qu’au Japon, on accorde des congés pour chagrin d’amour ;
Freud, lui, aurait prescrit le silence,
la parole lente, la blessure dite jusqu’à la trame.

Pour écouter cela,
il faut un Moi solide, un cuir épais, une peau de mots.
Freud parlait du Moi-Corps — Anzieu du Moi Peau
cette frontière fragile entre l’intérieur et le monde.
Mais aucune peau n’est étanche :
l’amour s’y infiltre, la douleur la traverse,
la parole s’y imprime comme une brûlure douce.
Les psychanalystes s’y aventurent trop souvent la fleur au fusil,
oubliant que comprendre, c’est déjà se laisser blesser.

Freud, lui, veillait.
Toute sa vie, il a voulu sauver cette part mystique de l’homme qu’est l’amour,
cette braise qui résiste à la raison,
ce reste qui échappe aux machines du monde.
Son œuvre garde la mémoire de nos commencements :
le meurtre du père, la scène primitive,
le rêve d’une parole première.
Chaque jour, ces traces anciennes remontent à la surface :
dans nos gestes, nos colères, nos oublis,
comme si l’archaïque parlait encore à travers nos corps.

Avant les lois du langage, il y eut la foi.
La confiance nue du petit d’homme
dans le verbe — cet objet étrange, étranger, qui lui vient du dehors.
Avant de parler, il faut croire.
Croire que la parole ne détruira pas,
qu’elle ne sera pas poison mais lien.
C’est cela, la Bejahung : le premier oui.
Le oui qui ouvre le monde.
Le oui qui nous jette hors du ventre.
Le oui qui nous fait humains.

Et depuis ce oui premier, nous marchons,
à nu, à vif,
entre la peau et le verbe,
entre l’amour et sa perte,
cherchant, encore et toujours,
le lieu d’une parole qui ne tue pas.

 

Thierry-Auguste Issachar

 * Tableau : « Me-Skin », Runeda – The Eye of Photography

 

Thierry-Auguste Issachar