Il n’y a pas de civilisation sans meurtre.
Non pas celui du corps, mais celui du père symbolique — celui qui nous habite, nous ordonne, nous écrase parfois de son amour.
S’il n’est pas tué, le monde reste une crèche : le désir y végète dans la ouate du familial, sans loi, sans verticalité, sans phallus.
Car c’est à chacun, un jour, de commettre ce parricide — non pas en haine, mais en naissance.
Tant qu’on n’a pas tué le père, on n’est pas né.
Le petit Hans n’a pas pu s’y résoudre.
Il aimait trop son papa.
Il aimait son père plus que sa mère, inversant déjà la hiérarchie du désir et la direction de la castration.
C’est le drame de tout amour trop pur : il empêche la perte.
Chez l’hystérique, c’est la même tendresse, mais travestie : elle ne veut pas le tuer, elle veut qu’il parle, qu’il dise enfin ce qu’il n’a jamais su dire.
Mais comment tuer un père qui n’a pas pris corps ?
Comment sortir du giron symbolique quand le père n’a jamais su s’y inscrire ?
Mélanie Klein, la tripière géniale — comme la nommait Lacan — a charcuté Freud avec amour.
Elle a ouvert l’enfant comme on ouvre un ventre : pour y chercher, non pas la scène du désir, mais celle du fantasme.
Elle a trouvé des objets, des seins, des entrailles.
Mais elle a perdu le sexe.
Chez elle, le monde infantile n’est plus érotique : il est viscéral.
Le bébé kleinien ne désire pas, il digère ; il n’aime pas, il attaque ou il répare.
Elle a remplacé le regard par l’intestin, le plaisir par la voracité.
Freud a dû frémir dans son tombeau : il n’y a pas d’objet interne sans monde externe, pas de psyché sans altérité, pas de tripes sans parole.
À trop vouloir trouver la folie dans le berceau, Klein finit par la naturaliser.
Si la psychose est notre origine, alors, oui, tout le monde est fou — et plus personne n’est responsable.
Freud, lui, a su préserver le regard.
Il l’a exilé, soigneusement, derrière le divan.
L’analyste ne voit pas, le patient ne regarde pas.
Il n’y a pas de clinique du regard, disait-il, car le regard pervertit, il capture, il fige.
C’est pourquoi le divan est une invention de pudeur : une structure anti-perverse.
Dans la parole, le désir se dit sans s’exhiber.
Là où le pervers s’affranchit du regard — en jouissant de sa propre image —, le névrosé, lui, en est gêné.
On a honte pour celui qui s’expose trop, parce qu’il nous rappelle ce que nous voudrions cacher : la part scopique de notre jouissance.
C’est pourtant de ce premier regard que tout est né.
Freud l’avait pressenti : l’origine du monde n’est pas un cri, mais un regard à trouver.
L’enfant, petit pervers polymorphe, explore le monde par ses yeux avant d’y risquer ses mots.
Il voit le sexe, le manque, la mère — et c’est de ce « ça voir-là » que naît le désir.
Plus tard, la civilisation viendra recouvrir cette scène d’un drap pudique : sublimation, déplacement, refoulement.
Mais la source de notre pulsion reste scopique, érotique, transgressive.
C’est de ce regard que naît le langage, comme une réponse à ce qu’on ne devrait pas voir.
À force de diaboliser l’objet, de le couper du monde et du corps, nous finirons aphasiques.
Car le mot n’est pas fait pour tuer la chose, mais pour la rendre supportable.
Le discours, s’il est vivant, doit toujours garder en lui une part d’objet — une part d’éros.
Sinon, il devient ce que nous redoutons tous : un langage sans chair, une théorie sans souffle, une parole sans amour.
Thierry-Auguste Issachar
*La mort du père, Jean-Baptiste Greuze (musée du Louvre)