Il existe dans nos villes, nos couloirs d’hôpital, nos cabinets étroits, un pouvoir silencieux que presque plus personne ne voit. Ce pouvoir, c’est le blanc. Le blanc des murs, du drap, de la lampe, du carnet d’ordonnances. Un blanc qui n’est pas une couleur mais une scène, un espace où un être humain, frappé par la douleur, accepte de se déposer. Une sorte de petite nuit intérieure où l’on confie son corps et son destin à un autre. Le blanc accueille comme un seuil : il recueille la plainte, la fatigue, la fièvre, mais aussi l’espoir. Dans ce blanc, il y a quelque chose d’infiniment ancien : une confiance presque enfantine, une croyance archaïque que quelqu’un sait, que quelqu’un peut.

Et c’est ainsi que, depuis toujours, la médecine fonctionne : en installant le souffrant dans un état d’attente croyante. Une attente qui n’est pas qu’un temps qui passe, mais un espace psychique où la guérison commence déjà. Celui qui attend ne souffre plus tout à fait comme avant. Sa douleur est enveloppée, sa peur est tenue. Il y a quelqu’un. Et c’est ce « quelqu’un » qui opère, avant tout dosage, avant toute technique. Freud l’a vu d’un trait : soigner, c’est déjà suggérer. Ce n’est pas subjuguer, ce n’est pas manipuler. C’est offrir au malade une représentation dans laquelle il peut inscrire son mal et son possible apaisement. Le geste médical agit, oui, mais il agit porté par un imaginaire, par une autorité, par une promesse.

Sous cet espace d’attente, quelque chose s’active qui ne relève ni de la chimie ni de la physiologie. Freud lui a donné un nom qui a traversé les siècles : le transfert. Dans ce mouvement, le patient projette sur celui qui soigne des éclats de son histoire, des restes de son enfance, des morceaux d’amour, de haine, de soumission, de confiance ou de terreur. Le médecin devient, malgré lui, une figure. Non plus seulement un technicien, mais un signifiant incarné. Et ce transfert agit, qu’on le reconnaisse ou non. Il agit même dans la médecine la plus moderne, la plus algorithmique, la plus rationalisée. Il agit dans le couloir où l’on marche vers une IRM, dans le regard posé sur la blouse, dans le timbre d’une voix qui dit : « C’est bénin » ou « C’est grave ».

C’est pour cela qu’ignorer l’inconscient dans l’acte médical n’est pas une simple omission : c’est un risque. Non parce que le médecin est mauvais, mais parce qu’il est investi. Il reçoit plus que ce qu’il croit recevoir. Il influence plus qu’il ne croit influencer. Il touche le corps, mais aussi l’histoire, les attentes, les blessures, les fantasmes. Freud rêvait non d’une médecine psychologisante, mais d’une médecine lucide sur la puissance de son propre geste. Une médecine formée à reconnaître ce qu’elle incarne, ce qu’elle provoque, ce qu’elle mobilise.

À côté de cette médecine qui soigne en ajoutant — des protocoles, des gestes, des molécules — la psychanalyse se tient comme un art du retrait. Elle n’ajoute rien, elle ne corrige rien, elle ne propose aucune amélioration du moi. Elle procède comme Michel-Ange regardant un bloc de marbre : elle retire. Elle enlève les défenses, les résistances, les empêchements, tout ce qui recouvre la vérité singulière du sujet. Ce n’est pas un art de modeler, c’est un art de dégager. La psychanalyse libère ce qui est déjà là, prisonnier dans les sédiments du refoulement. Elle permet à une forme intérieure, une parole perdue, une vérité asphyxiée, de réapparaître à la lumière.

Elle n’est pas née pour arranger les âmes délicates de Vienne ; elle est née pour ceux que l’existence a abandonnés : les paralysées de l’hystérie, les obsédés pris dans la glue de leurs pensées, les mélancoliques au bord du vide, les sujets que plus rien ne portait. La psychanalyse est un art de la réanimation subjective, non pas en donnant une nouvelle vie, mais en ramenant le sujet à la possibilité de la sienne. Elle travaille là où la médecine ne peut plus travailler : dans le lieu sans lumière où se loge la pulsion, où la souffrance n’a plus de mots, où la vie se replie sans disparaître.

Et pourtant, notre monde rêve aujourd’hui d’une médecine pure, objective, dépsychisée. Une médecine qui soignerait sans imaginaire, sans parole, sans transfert. Une médecine idéale, parfaite… donc inhumaine. C’est un rêve dangereux, parce que le transfert ne s’éteint pas : il se déchaîne lorsqu’on fait comme s’il n’existait pas. Il revient dans la violence, dans la défiance, dans le ressentiment, dans le complotisme même. Quand la médecine nie la subjectivité, la subjectivité se venge. C’est là qu’intervient la psychanalyse : comme limite, comme éclairage, comme garde-fou. Non pour opposer, mais pour rappeler que soigner le corps sans écouter l’âme peut conduire à des formes nouvelles d’emprise, invisibles mais redoutables.

 

Conclusion

Un monde qui soignerait les corps sans entendre ce qui parle en eux deviendrait un monde dangereusement simple. Trop simple. Un monde où la souffrance ne serait qu’un dysfonctionnement, un monde où la guérison ne serait qu’un objectif, un monde où le malade serait réduit à ce qu’il a, et non à ce qu’il est. Ce monde existe déjà par endroits, et il inquiète.

Il faudrait au contraire rappeler ceci : la médecine et la psychanalyse ne sont pas des ennemies ; elles sont les deux mains de la même humanité. L’une agit dans la chair ; l’autre dans la vérité. L’une répare ; l’autre libère. L’une promet une guérison ; l’autre rend possible un avenir.

Si un jour la politique devait se hisser à la hauteur de ce que l’humain exige, elle comprendrait que la santé n’est pas seulement l’absence de maladie, mais la possibilité d’habiter son désir. Elle comprendrait que la médecine a besoin de la psychanalyse non comme supplément d’âme, mais comme boussole. Et elle comprendrait que la psychanalyse n’est pas une technique du passé, mais la science la plus moderne qui soit : la seule capable de résister au fantasme de tout maîtriser, de tout prédire, de tout optimiser.

Car la psychanalyse n’est pas là pour perfectionner l’homme, mais pour le maintenir vivant — vivant au sens fort, avec son mystère, sa faille, son souffle. Et si un jour notre époque se réconcilie avec cette vérité, alors peut-être que la médecine redeviendra ce qu’elle a été à ses débuts : une alliance lumineuse entre un savoir et un espoir, entre un corps et un destin, entre un symptôme et une parole.

 

Thierry-Auguste Issachar

Image : Rembrandt, La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632