A la mémoire de Rebecca Majster.

 

 

Prendre le large :  S’abandonner à corps perdu dans les abysses d’un espace ouvert à l’infini, un horizon sans limites, une ligne de fuite exponentielle et dévorante : s’affranchir d’une jouissance phallique terne, réglée, régulée : voilà comment on pourrait résumer le séminaire Encore, et au delà,  la question centrale que Lacan  n’eut de cesse de se poser, autour de laquelle il n’eut de cesse de tourner , et qui, depuis sa thèse inaugurale sur un cas de psychose passionnelle  qu’il nomma  bien sûr Aimée sous-tend tous ses séminaires,  à savoir la question de l’amour.  Pour cela, il ne faut pas sous –estimer la parenté générationnelle avec ses amis surréalistes : Lacan est un enfant des années 20, et il n’eut de cesse, à l’instar du Aragon de 1927,  de déployer sa défense de l’infini sur les rives d’un post- freudisme  souvent déliquescent.

 

Deux citations pour commencer :

 

(Richard Millet  (Journal): « Dans toute expérience intérieure : désir plus ou moins sourd d’en finir avec l’écriture pour choir dans la voie lactée »)

 

(Michel de Certeau (la fable mystique) : « est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. »)

 

Rabbi Nahman de Braslav (1772-1810), Maître hassidique qui vécut en Ukraine illustre à merveille cette soif inaltérable qui se trouve être au cœur de la question de la jouissance autre dans son versant mystique.

Personnage dostoievskien, grandement controversé et hautement tourmenté, il passa sa vie à sillonner les bourgades d’Ukraine et de Galicie où il acquit rapidement un grand nombres de disciples,  prodiga moults enseignements , effectua un voyage tumultueux en terre sainte  et finit par contracter la tuberculose qui lui fut fatale. Il incarne parfaitement et condense à lui seul –par sa vie et ses enseignements- cette question qu’on pourrait résumer ainsi : comment faire face à l’incandescence de la lettre sans être consumé par elle ?

 

Le trait du cas, le fil rouge de son symptôme, est qu’il fut la proie d’’un appel. Appel fiévreux et inlassable du divin qui  n’eut de cesse de le tourmenter, le laissant intranquille, livré à une tension et à une insatisfaction permanente.  On songe à la phrase de Chateaubriand sur Saint Augustin qui lui va comme un gant sur « les hommes de rêverie ; de tristesse, de dégoût, d’inquiétude, de passion qui n’ont de refuge que dans l’éternité »

A l’instar d’un Kierkegaard (celui de crainte et tremblement), sa vie et son enseignement s’enchevêtrent étroitement et témoignent d’une passion pour le feu dévorant et énigmatique du grand Autre. Faire UN avec l’AUTRE fut le nœud de son symptôme. Erotomanie divine ? Peut être

 

Mais érotomanie maitrisée, retenue comme en témoigne son concept central de Retso-ve chov, Dialectique de la montée et de la descente.. Monter vers le divin, certes, mais en sachant s’arrêter à temps, à l’inverse de Nadav et Avihou, les deux fils d’aharon  qui sont morts foudroyés par le feu pour avoir pénétré de manière intempestive dans le saint des saints.

rabbi nahman,savait de quoi il parlait :  en route pour la terre sainte, il expérimenta une sorte de montée  maniaque irrépressible

« A istamboul, il se conduisit puérilement, errant pieds nus, sans ceinture et sans chapeau, il sortait dans la rue dans son vêtement d’intérieur (en pyjama), courant autour du marché comme un enfant »

pour retomber, une fois arrivé au terme de son voyage, dans un mutisme mélancolique « en proie à d’épouvantables tourments, un chagrin poignant »

ou encore, ces fréquents épisodes quasi épileptique  où» tout son corps était agité de tremblements, ses jambes tremblaient si fort que lorsqu’il était assis à table, celle-ci était ébranlée à son contact « 

On voit là l’ impact de la lettre sur le corps donc, « corps folié » selon l’expression de Michel de certeau, corps possédé par un grand Autre, témoignant d’une jouissance folle, déréglée et délocalisée.

On retrouve evidemment là la question de la lettre comme littoral et bord.

Charles Melman (conférence sur l’objet, Reims 1998) : « l’une des fonctions de la lettre est d’être le représentant de l’objet a et à ce titre elle forge le trou dans le symbolique »

Le risque est dès lors d’être aspiré  tel un siphon par le trou du réel d’un Grand Autre qui ne serait pas barré.

D’où la nécessité de Savoir s’arrêter au bord. Rester au seuil, ne pas outrepasser les limites de la lettre.  Trouver des parades, ériger des gardes –fous : en témoigne sa décision de brûler son livre le plus ésotérique : (appelé depuis livre brûlé) qu’il prendra à la fin de sa vie. Effacer la lettre pour ne pas être embrasé par elle. Préserver la distance face au buisson ardent.

 

Corollaire allégorique  de ce mouvement de retrait: le conte de la princesse disparue : métaphore de la présence divine introuvable, retenue prisonnière dans un château inaccessible . Conte inachevé, où n’y a pas de fin mot de l’histoire car trouver le fin mot serait plonger de plein pieds dans la pulsion de mort, la pétrification mélancolique faisant suite à l’extase maniaque,  Das Ding doit rester scellé, on ne peut n’en avoir que des éclats lointains ou des artefacts signifiants,-des semblants .

 

 

Lacan (RSI) : «  Les juifs ont bien expliqué ce qu’ils appellent le père. Ils le foutent dans un trou qu’on ne peut même pas imaginer. Je suis ce que je suis, ça c’est un trou, non ? Un trou, ça engloutit et il y a des moments où ça recrache. ça recrache quoi ? le nom, le père comme nom ». Biglerie de la face Dieu, comme Lacan le pointe déjà dans Encore. Dieu biface : le versant UN totalisant et ordonnateur de la loi d’un côté ,et l’abîme du Grand Autre de l’autre…

Ce qui a justement sauvé Rabbi Nahman, c’est qu’il ne s’est pas laissé totalement engloutir par ce trou , celui de  la jouissance Autre, mais qu’il est constamment revenu pour mieux s’y adosser, à la jouissance phallique , au père comme nom: un pied dedans/un pied dehors (Lacan, d’un Autre à l’autre : le sujet ne s’inscrit que d’une articulation au champ de l’Autre, un pied dedans, un pied dehors »).

Il a produit un enseignement exotérique, l’a assumé publiquement. Par la même il s’est appuyé sur le signifiant pour métaphoriser l’objet, le cerner, tourner autour et donc le circonscrire, ce qui lui a ainsi permis de n’être pas pieds et poings livré à une jouissance ravageante hors castration. Je rappelle là Lacan (Encore) : » le signifiant c’est ce qui fait halte à la jouissance »  Il s’est ainsi préservé de la tentation abyssale d’être le captif amoureux de la lettre et de son au-delà, l’impossible du réel pur :(( Didier de Brouwer : « aucune lettre ne peut venir représenter notre être toujours en déperdition de cette jouissance Autre « )

Il s’agirait donc de rester sur le littoral où la lettre est bordée par le signifiant, le sens, le savoir sans basculer dans le trou de la jouissance massive, aporétique et apoplectique. Se tenir à bonne distance de « ce point à l’infini qui est impasse et aporie « (Lacan AA). Une jouissance autre, certes, mais filtrée, tempérée, tamisée par le voile, l’écran du fantasme. Le A tamponné par le UN ?

Cette Relance du désir permanente arrimée aux rives du signifiant comme point de capiton préservant l’érotisation de la lettre en n’outrepassant pas sa fonction de bord. fut en tout cas la solution sainthomatique de Rabbi Nahman :Elle lui permit de ne pas sombrer dans les abysses d’un amour sans semblant qui confinerait à la psychose . Car atteindre l’objet, c’est se dissoudre soi-même, s’annuler comme sujet dans l’excès sans retour d’une jouissance Autre et à jamais fatale.

 

Yvan Gattegno Gluckman