Il est devenu difficile aujourd’hui de lire les Mémoires d’un névropathe comme un document du passé.
On les lit, au contraire, comme un miroir.
Un miroir déformant, certes, mais dont la déformation ne tient plus à la folie du patient :
elle tient à la transformation du monde.
Schréber n’est plus seulement le Président de la cour d’appel de Dresde, écrasé par une vocation impériale délirante ;
il devient peu à peu la figure matricielle de notre époque —
le témoin précoce d’un devenir-paranoïaque de la civilisation.
Ce n’est plus l’individu qui délire un monde,
c’est le monde qui prend la forme du délire.
Ce glissement n’est pas psychologique mais structural :
il répond au même mécanisme que Freud situe au cœur de la paranoïa —
la négation radicale du féminin comme altérité.
Car l’homme ne se débarrassera jamais du sexuel.
Il peut l’enfouir sous les protocoles, le dissoudre dans la statistique, l’anesthésier sous la morale, le médicaliser sous la forme de troubles, mais il revient. Toujours.
Et là où le sexuel n’a plus trouvé de lieu symbolique, il revient dans le réel avec la violence d’un boomerang.
Ce que Schréber nous donne à voir,
ce n’est pas seulement un délire spectaculaire,
c’est la mécanique du retour du féminin refusé :
le féminin revient sous la forme d’un Dieu obscènement priapique,
sous la forme de rayons sexuels pénétrant le corps,
sous la forme d’une béatitude qui tourne à la pornographie cosmique.
L’humanité contemporaine, elle aussi, refuse l’énigme du féminin.
Non pas les femmes — mais le féminin : le manque, la passivité, la faille, ce qui ne s’explique pas, ce qui échappe au contrôle, ce qui ne se laisse pas programmer, ce qui ne se maîtrise pas…
La technoscience contemporaine, dans son rêve de transparence et d’optimisation, traque précisément ce point d’opacité.
Elle veut le nettoyer, le monitorer, le réduire.
Le monde doit devenir lisible, déchiffrable, prévisible, sans reste.
La psyché doit devenir une copie conforme du code.
Le symptôme doit disparaître.
Mais c’est précisément cela la définition du monde paranoïaque :
un univers sans trou.
Sans manque.
Sans féminité.
Sans énigme.
Où tout doit faire sens — et, dès lors, tout devient signe d’une intention hostile.
Schréber démontait la scène pour éliminer le féminin ;
nos sociétés démontent la subjectivité pour éliminer l’opacité.
Le résultat est identique :
l’altérité revient, mais elle revient sous la figure du danger.
Ce n’est pas un hasard si les discours complotistes prolifèrent.
Le complot n’est pas un accident idéologique :
il est le succédané politique du retour du féminin forclos.
Là où le manque n’a plus droit de cité,
là où la vérité du sujet ne peut plus passer par l’aveu ou le transfert,
le monde extérieur est chargé d’incarner la faille refusée.
Et les mêmes structures se répètent :
— le voisin épie,
— l’État surveille,
— les machines pensent à votre place,
— les données parlent dans votre dos,
— l’Autre manipule,
— le réel menace.
Une part croissante de notre modernité se vit comme Schréber :
entourée d’intentions invisibles,
prise dans un réseau de significations excessives,
dépassée par un monde qu’elle croit animé contre elle.
Le monde devient charnellement signifiant,
comme l’était le ciel pour Schréber.
Avec une différence cependant :
Schréber avait dieu.
Nous avons les réseaux, les algorithmes, les flux d’information —
ce dieu sans transcendance, mais infiniment plus bavard.
Freud disait que dans la paranoïa, la sexualité est méconnaissable, travestie, cryptée.
Aujourd’hui, la sexualité n’est pas moins cryptée :
elle s’éparpille dans l’hyper-visibilité pornographique,
puis revient dans le réel sous forme d’angoisse diffuse,
de surveillance mutuelle,
de moralisation extrême.
Lacan nous apprend que la forclusion du Nom-du-Père n’est pas la cause de la psychose mais sa tentative de guérison.
Suivons-le jusque-là :
quelles sont les tentatives de guérison de nos sociétés paranoïaques ?
Elles s’appellent :
→ transparence intégrale,
→ surveillance généralisée,
→ quantification de soi,
→ purification morale,
→ cancel culture,
→ hyper-contrôle sécuritaire.
Mais ces tentatives, comme le délire de Schréber,
sont des architectures de survie symbolique.
Elles n’apaisent pas le réel :
elles en augmentent l’intrusion.
Dès lors, la psychanalyse apparaît comme l’un des derniers lieux où n’est pas nié le féminin comme altérité,
où n’est pas refusée la béance,
où n’est pas haï le manque.
Elle maintient que le sujet ne se guérit pas d’être troué,
qu’il ne se sauve pas en se fermant,
qu’il ne se construit que dans la reconnaissance de ce qui lui échappe.
Sans cette reconnaissance,
nous sommes tous condamnés à vivre dans un monde schrébérien —
un monde où l’univers devient hyper-signifiant,
où la vie devient persécutoire,
où la présence de l’Autre n’est plus une rencontre mais une menace.
Voilà pourquoi la psychanalyse n’est pas nostalgique,
mais profondément contemporaine.
Elle n’est pas un vestige, mais une boussole.
Elle rappelle ceci :
il faut un lieu pour que le féminin ne revienne pas sous la forme du délire ;
il faut un espace pour le symptôme,
une parole où le trou puisse se dire sans s’incarner en persécution.
Sans cela, oui —
Bienvenue dans la cité des persécutés.
Le monde y glisse déjà, lentement, silencieusement,
comme un monde qui ne sait plus rêver qu’en termes de complots.
La psychanalyse, elle, continue de dire :
il y a une autre voie.
Elle n’est pas lumineuse.
Elle n’est pas pure.
Elle n’est pas totale.
Mais elle est singulière —
et c’est exactement cela qui manque aujourd’hui.
Post Scriptum :
Oui, la psycho-analyse a encore du pain sur la planche.
Car les forces de la psycho-synthèse n’ont jamais été aussi puissantes.
Thierry-Auguste Issachar