Dialogue fictif entre Freud et Lacan — Pièce en cinq actes
Acte I – Le moulage du maître
Vienne. Une pièce nue. Un fauteuil. Un divan. Un miroir brisé, posé de biais, renvoie des éclats discrets. Freud entre, le visage fatigué mais ferme. Lacan l’attend déjà, debout, le cigare tordu entre deux doigts. Ils se saluent sans mots. Un silence respiré. Le dialogue commence.
Scène I – Le moulage du maître
FREUD
Vous avez fait de moi un structuraliste, Lacan.
LACAN
Je vous ai lu, mon cher maître. Je vous ai surtout entendu. Vous disiez plus que vous ne saviez.
FREUD
Encore faudrait-il ne pas trahir ce surplus. Vous avez retourné mes concepts comme des gants : l’inconscient est devenu structure, le symptôme lettre, la cure écriture. Mais alors, où sont passés mes patients ? Où est passé le rêve qui serre la gorge au réveil ?
LACAN
Ils sont là, mais autrement. Le rêve est un discours. Le symptôme, une formation signifiante. Et le sujet — disons-le — n’est plus ce que vous croyiez.
FREUD
Non, il n’est plus. Vous l’avez découpé, mathématisé, desséché. Je parlais d’angoisse, vous parlez de manque. Je parlais de libido, vous parlez de coupure. C’est brillant, Jacques. Mais qui parle, dans votre clinique ? L’homme souffrant, ou l’appareil que vous avez construit ?
LACAN
Un sujet barré, mais parlant. Un sujet qui ne se confond plus avec un moi plein. Vous hésitiez devant la structure ; j’y suis allé.
FREUD
Vous avez pris ma prudence pour un manque. Cette hésitation était le tremblement du réel. Chez Dora, le symptôme n’est pas un signifiant : c’est une voix étranglée. Chez l’Homme aux rats, ce n’est pas une topologie : c’est une dette fantasmatique, collée au père, au regard, au corps.
LACAN
Pourtant, c’est vous qui posez le refoulement originaire et la division du moi.
FREUD
Oui, mais je n’ai jamais confondu division et disparition. Vous avez transformé l’analyse en un jeu de surfaces et de torsions. On ne sent plus l’épaisseur du fantasme, l’effort de dire. Chez vous, tout est déjà écrit, ou barré.
LACAN
J’ai voulu aller là où le sujet ne peut plus se raconter, là où ça parle sans garant.
FREUD
Et vous vous y perdez. J’écoute le sujet comme plainte, comme construction tâtonnante. Vous le figez en algèbre. J’ai donné à entendre un désir ; vous produisez une logique. Vos patients ? Des lettres. Vos cures ? Des formules. Vos analysants ? Des cas sans chair.
LACAN
Je vous ai relu pour que vous vous entendiez. Vous disiez plus que vous ne compreniez ; j’ai tiré le fil.
FREUD
Mais vous l’avez tendu jusqu’à rompre. Moi, je nouais ; vous, vous coupez. Derrière vos coupures, n’entends-je pas surtout… vous ? Votre style : très haut, très dense, très fermé. Un style de maître.
LACAN
Un style ne vaut qu’à faire trou. J’ai taillé dans la langue pour faire entendre ce qui échappait à vos constructions. Je ne suis pas votre élève. Je suis votre symptôme.
FREUD
Non, Jacques. Vous êtes mon moulage : mon style refondu en système. J’ai laissé la parole ouverte, vous l’avez scellée. Maintenant que je vous écoute, j’entends une structure ; je n’entends plus un sujet.
LACAN
Alors retournez-moi, comme je vous ai retourné. C’est le prix de la vie.
FREUD
Je ne veux pas vous retourner. Je veux vous déplier : redonner aux concepts leur chair, leur récit, leur tremblement. Il est temps de rendre Lacan au symptôme, au patient, au raté — à ce qui insiste sans se dire.
(Léger temps. Lacan sourit à peine.)
LACAN
Là, vous parlez enfin comme moi.
FREUD
Non, Jacques. Je parle comme moi. Ce que j’avais interrompu, vous l’avez clôturé. Je viens rouvrir.
(Il se tourne vers le miroir brisé.)
FREUD
La médecine de mon temps croyait parler du corps, mais elle disséquait déjà un lexique : foie, cœur, utérus, autant de noms mis en série. Vous avez fait pareil, en sens inverse : vous avez transformé le langage en un organe. Une machine à produire des signifiants, devenue signifiant elle-même — machine qui se produit en se commentant. À ce point, il n’y a plus de métalangage, plus de sujet. Il n’y a qu’un organicisme.
LACAN
Un organicisme ?
FREUD
Oui : l’organicisme du symbolique. La médecine sacralisait le corps-anatomie ; vous sacralisez le corps-langage. Dans les deux cas, la plainte est étouffée.
(Silence. Lacan écrase son cigare tordu. Le miroir renvoie un éclat plus doux : une fissure, une ligne, un passage.)
Transition.
La dispute se déplace du style au principe. Freud veut savoir ce que recouvre le Nom ; Lacan, lui, soutient qu’il ne recouvre rien — il tient. La scène suivante en éprouvera l’évidence.
Scène II – Ce que le Nom recouvre
Même pièce. La lumière a blanchi. Freud marche lentement, mains croisées derrière le dos. Lacan s’assied, jambes croisées, écoute en coin.
FREUD
Vous avez beaucoup parlé du Nom-du-Père et de sa fonction structurante, de la métaphore paternelle. Soit. Mais dites-moi, Jacques : qu’y a-t-il derrière ce Nom ?
LACAN
Une place vide. Le Nom n’est pas un homme. C’est un opérateur symbolique — un point de capiton qui arrime le sens et tient le désir à distance de la jouissance. Le Nom-du-Père n’est pas votre patriarche ; c’est une inscription, un lieu. Non un père, mais le signifiant du manque.
FREUD
Vous avez tant voulu éviter le père réel que vous avez oublié son poids. Son corps, son regard, son silence. Mes analysants n’étaient pas divisés par des signifiants : ils étaient dévorés par une voix réelle — père autoritaire, père faible, père mort. Ils ne disaient pas : « le Nom-du-Père ne tient pas » ; ils disaient : « je ne sais pas ce que mon père voulait ». Ce n’est pas du symbolique : c’est du trauma.
LACAN
C’est précisément pour cela que j’ai déplacé la question. Pour que le père cesse d’être idole ou tyran et redevienne trou dans la structure. Le père ne vaut que parce qu’il rate ; le bon père est celui qui ne se prend pas pour Dieu.
FREUD
Vous faites du ratage un principe, et vous oubliez que certains pères s’imposent — ils écrasent. Vous les évaporez dans la métaphore, mais les corps parlent encore. Ils pèsent. Ce poids, Jacques, c’est la clinique : pas un jeu de lettres.
LACAN
C’est pourquoi j’ai introduit l’objet a : le reste, le rien qui ne se symbolise pas. Le réel insiste là.
FREUD
Votre petit objet est fascinant. Mais chez mes patients, ce « reste », ce n’est pas une cause formelle du désir : c’est une main posée trop longtemps, un regard intrusif, une question mal formulée. Pas des objets a, des scènes : souvenirs-écrans, lambeaux de corps.
LACAN
L’objet a n’est pas un objet réel. C’est ce qui tombe de la dialectique du manque, ce qui fait tourner la pulsion — le petit vide qui cause la ronde.
FREUD
Et cette ronde, n’oubliez pas autour de quoi elle se fait : une scène, un drame, un affect. Vous faites de la pulsion une boucle topologique ; j’y entends une tension, une plainte. Vous la dessinez, moi, je l’écoute.
(Bref temps. Le miroir renvoie un triangle de lumière.)
Transition.
De la fonction au rêve : si le Nom nomme, que fait le rêve ? Le passage ne sera pas d’une théorie à l’autre, mais d’un plan à un plancher : celui où trébuchent les images.
Scène III – La lettre et le rêve
FREUD
Revenons au rêve. Vous l’avez réduit à une écriture à déchiffrer selon la chaîne signifiante. Mais dans les rêves, il y a du mouvement, de l’incongru, de la chair imaginaire — et surtout : du sens qui se cherche.
LACAN
Je n’ai pas supprimé le sens ; j’ai rappelé qu’il est effet, jamais donné. Le rêve n’est pas à interpréter comme un récit à confesser, mais à lire comme une écriture sans garant.
FREUD
Là, vous vous enfermez dans la lettre. Mes patients ne rêvent pas des lettres : ils rêvent de chutes, de mères mortes, de trains en marche, de chevaux, de chaussures, de frères. Vous les ramenez à des signifiants détachés de l’affect. Vous les soumettez à la structure. Moi, je laisse parler leur désordre.
LACAN
Ce désordre est lui-même réglé. Si vous avez pu interpréter, c’est bien qu’il y a des opérations — condensation, déplacement, mise en scène.
FREUD
Des textes, soit. Mais des textes hantés. Vous avez voulu les publier ; je veux les écouter.
(Freud s’avance vers le miroir.)
FREUD
Regardez ce miroir, Jacques. Vous y voyez un nœud borroméen. Moi, j’y vois une image refoulée, venue d’un rêve ancien. Ce n’est pas une topologie ; c’est un reste.
LACAN
Et si ce reste était ce qui nous relie, vous et moi ?
FREUD
Alors dites-le autrement : moins de style, plus d’écoute.
(Silence tenu. Une respiration. La lumière se réchauffe imperceptiblement, comme si la fissure admettait l’air. L’acte peut se clore.)
Clôture d’acte.
Du style au Nom, du Nom au rêve : l’attaque de Freud s’affine. Le reproche n’est pas la structure elle-même, mais sa clôture. La machine tourne ; le sujet s’essouffle. Au prochain acte, il faudra éprouver le lieu où la machine s’enraye : le transfert, et son oubli.
Acte II – Le transfert et l’oubli
La même pièce. La lumière est devenue plus crue, presque clinique. Le fauteuil est vide, le divan attire l’œil. Freud reste debout, la main sur le dossier du fauteuil. Lacan s’est assis, presque couché, comme s’il parodiait la position de l’analysant. Le miroir brisé reflète une partie de son visage seulement.
Scène I – Le théâtre du transfert
FREUD
Le transfert n’est pas une mécanique, Jacques. C’est une passion déplacée, une illusion vivante. L’analysant aime, déteste, soupçonne son analyste. Et cette illusion, il faut la traverser, non l’annuler.
LACAN
Je n’ai pas dit autre chose : l’analyste est celui qui incarne le sujet supposé savoir.
FREUD
Mais vous réduisez cette passion à une fonction. Or, c’est un amour qui blesse, une haine qui brûle, un attachement qui dévore. Le transfert, ce n’est pas une case dans une structure, c’est un incendie qui éclaire le symptôme.
LACAN
Et je dis que cet incendie, s’il éclaire, c’est parce qu’il prend feu au bois du signifiant. Ce qui se joue, c’est la logique du désir : l’analysant suppose que l’analyste détient le savoir de son inconscient.
FREUD
Non, Jacques. L’analysant ne suppose pas : il espère, il croit, il se trompe. Vous faites du transfert un graphe ; j’y entends une supplique.
LACAN
Mais n’est-ce pas ce malentendu qui fait la cure ? L’analyste ne répond pas à l’amour ni à la haine, il soutient ce vide.
FREUD
Oui, mais si vous oubliez la dimension affective, vous tuez le ressort même de l’analyse. Le transfert est dangereux parce qu’il est amour véritable, haine réelle, et non pas seulement structure de supposition.
(Silence. Lacan redresse son cigare comme pour marquer un point. Freud s’approche du divan et pose la main dessus, comme sur une relique.)
Scène II – L’oubli comme vérité
FREUD
Et puis il y a l’oubli. Vous en avez fait un jeu de substitutions signifiantes. Mais l’oubli, Jacques, c’est d’abord une maladresse. Une bévue qui humilie, qui expose notre bêtise.
LACAN
Cet oubli n’est pas hasard. S’il revient comme bévue, c’est qu’il a une logique, une place dans la chaîne. Quand vous oubliez le nom de Signorelli, ce n’est pas un accident : c’est un trou organisé par le refoulement.
FREUD
Certes. Mais rappelez-vous : ce n’était pas seulement un trou logique, c’était un raté. Le nom échappe, on s’énerve, on bafouille, on rougit. Cette maladresse dit autant que le refoulement.
LACAN
J’ai toujours dit que l’inconscient se manifeste dans ces trébuchements. Mais vous restiez fasciné par l’accident. Moi, j’ai montré qu’il obéit à une structure : ce n’est pas le hasard, c’est le signifiant qui trébuche.
FREUD
L’oubli, Jacques, ne nous révèle pas seulement la structure, il nous rappelle que nous sommes gauches, étourdis, souvent bêtes. Ce qui fait surgir l’inconscient, c’est précisément cette maladresse humaine.
LACAN
Et c’est pour cela que j’ai insisté sur la bévue. J’ai appelé cela le « mot d’esprit », l’équivoque. Là où le signifiant dérape, le sujet apparaît.
FREUD
Oui, mais vous avez fait de ce dérapage une vérité universelle. Or, parfois, il n’y a rien derrière : juste une faille, un vide, une honte. Et cela aussi doit être entendu.
Scène III – Le fil de la mémoire
(Freud s’avance vers le miroir brisé. Sa main caresse une fissure comme on suit une cicatrice.)
FREUD
Vous voyez cette fissure ? Elle ne tient pas par une logique : elle tient parce que le verre a cédé sous un choc. L’oubli, c’est cela : une fêlure, non pas un calcul.
LACAN
Mais si la fêlure se répète toujours au même endroit, peut-on encore l’appeler accident ?
FREUD
Oui. Parce qu’elle reste une plaie. L’homme trébuche toujours au même seuil, mais chaque trébuchement fait mal de nouveau. Vous, vous notez la régularité ; moi, je note la douleur.
LACAN
Et si cette douleur n’était que l’effet du signifiant qui insiste ?
FREUD
Alors nous ne parlerions plus jamais qu’en linguistes. Et l’analysant, lui, serait laissé seul avec sa honte.
(Long silence. Le miroir reflète à présent leurs deux visages, mais brisés en fragments qui ne se rejoignent pas. Un souffle passe. Freud se rassoit, enfin. Lacan garde les jambes croisées, immobile.)
Clôture d’acte.
Le maître et le disciple s’opposent non sur l’existence du transfert ou de l’oubli, mais sur leur matière : passion ou fonction, bévue ou structure. De cette opposition surgit la tension suivante : si tout est fonction, où est la douleur ? Et si tout est douleur, où est la logique ?
Acte III – Le symptôme et la vérité
La pièce est plus sombre. Le divan est éclairé par un rai de lumière, comme une scène dans la scène. Freud s’y approche lentement, comme s’il allait s’y allonger à la place de ses patients. Lacan, lui, reste debout, presque en surplomb, les mains derrière le dos. Le miroir renvoie un éclat rougeâtre, comme un œil qui veille.
Scène I – Le symptôme
FREUD
Le symptôme, Jacques, n’est pas une lettre. C’est une souffrance, un compromis, une énigme adressée à l’Autre. J’ai entendu des toux, des paralysies, des terreurs nocturnes. Vous, vous avez réduit tout cela à une écriture.
LACAN
Le symptôme est un signifiant qui se répète. Il se lit. L’hystérique tousse parce que son corps est pris dans un discours qui l’excède.
FREUD
Non. Elle tousse parce qu’elle suffoque, parce qu’elle ne peut pas dire un désir qui l’étouffe. C’est une plainte, pas une écriture.
LACAN
Mais cette plainte, vous ne l’avez comprise qu’en la traduisant. Dès lors, elle devenait déjà écriture.
FREUD
Écriture, oui, mais vivante. Vous en avez fait une algèbre. Le symptôme n’est pas un graphe : c’est un corps en larmes.
LACAN
Et si ce corps en larmes était précisément ce qui s’écrit dans le signifiant ?
FREUD
Alors vous oubliez l’écart : la toux ne se réduit jamais à la lettre. Elle déborde toujours. C’est ce débord qui fait vérité.
Scène II – Le rêve
(Freud s’assoit enfin sur le divan, comme un patient ironique. Lacan s’approche, presque analyste à son tour.)
FREUD
Le rêve est la voie royale vers l’inconscient et certainement pas l’inconscient lui-même. Il cache et révèle tout à la fois. J’ai suivi des images absurdes, des souvenirs-écrans, des scénarios ridicules. Et derrière, toujours, une vérité désirante.
LACAN
Et moi, j’ai dit : le rêve est une écriture. Il se lit comme une rébus, une chaîne de signifiants. Pas un récit à confesser, mais une équivoque à déchiffrer.
FREUD
Vous oubliez que le rêve, c’est d’abord une expérience vécue : on se réveille tremblant, en sueur, apaisé parfois, mais toujours affecté. Vous en avez fait une machine à lettres, moi j’y ai vu une scène dramatique.
LACAN
Mais cette scène dramatique est réglée : condensation, déplacement, mise en scène. Vous en avez donné les lois.
FREUD
Oui, mais je n’ai jamais confondu ces lois avec un automatisme. Le rêve reste capricieux, joueur, menteur, cruel, … Il nous met face à ce que nous ne voulons pas voir. Vous l’avez réduit à une grammaire.
LACAN
Je l’ai rendu à sa logique.
FREUD
Et moi, j’ai voulu l’écouter dans sa folie.
Scène III – La vérité
(Le miroir brisé attire soudain leur attention. Freud se lève, s’approche, et désigne un fragment où leurs deux reflets se superposent en un visage difforme.)
FREUD
Voilà la vérité : difforme, éclatée, toujours à côté. La vérité, Jacques, ne se dit pas en entier. Elle se dérobe, elle se masque.
LACAN
Toute vérité a structure de fiction. On ne l’atteint qu’à travers le détour du signifiant.
FREUD
Mais si vous réduisez la vérité à une structure, elle perd sa morsure. La vérité n’est pas seulement une fiction : c’est une blessure.
LACAN
Et pourtant, sans fiction, la blessure ne parlerait pas. Vous l’avez vous-même montré : ce qui se raconte comme souvenir est souvent souvenir-écran.
FREUD
Souvenir-écran, oui. Mais l’écran est tâché de sang. Ce n’est pas une équivoque : c’est une tâche, indélébile.
LACAN
C’est là que nous divergeons. Vous cherchez une scène originaire ; moi, je soutiens un manque originaire.
FREUD
Et ce manque, vous l’avez absolutisé. J’ai préféré rester avec mes patients : entre leur scène et leur symptôme. Vous avez voulu faire système. Moi, j’ai voulu soigner.
(Silence dense. Freud détourne les yeux du miroir, comme fatigué. Lacan, lui, reste fasciné par le reflet difforme.)
Clôture d’acte.
Freud accuse Lacan d’avoir trahi la chair du symptôme et du rêve en les réduisant à des lettres. Lacan, lui, accuse Freud de n’avoir pas assumé la logique du signifiant. Le conflit atteint son point le plus aigu : la vérité elle-même devient un champ de bataille. Au prochain acte, le duel se déplacera sur l’ultime terrain : celui du réel, de l’objet, de la coupure.
Acte IV – Le réel et la coupure
La pièce est à présent plongée dans une semi-obscurité. Le miroir brisé ne renvoie plus qu’un éclat blanc, aveuglant. Le fauteuil et le divan semblent se rapprocher, comme aimantés l’un vers l’autre. Freud reste assis, accablé. Lacan, debout, marche lentement, traçant des cercles invisibles dans l’air.
Scène I – Le réel
FREUD
Vous avez parlé du réel comme de ce qui échappe à toute symbolisation. Mais enfin, Jacques, je n’ai jamais cessé de rencontrer ce réel : dans le traumatisme, dans l’excitation sexuelle, dans la mort qui ne se laisse pas penser.
LACAN
Vous l’avez rencontré, oui, mais vous l’avez toujours recouvert. Vous l’avez nommé « pulsion », « libido », « instinct de mort ». Moi, j’ai voulu le tenir à nu : le réel, c’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
FREUD
Et ce réel que vous proclamez, n’est-il pas devenu un concept parmi d’autres, une nouvelle idole ? À force de l’invoquer, vous l’avez figé. Mon réel était un coup de tonnerre ; le vôtre est une catégorie.
LACAN
C’est un roc. Là où vos patients se cognaient au trauma, j’ai montré le mur du langage.
FREUD
Mais mes patients se cognaient aussi à des corps, à des regards, à des gestes. Vous avez voulu ramener tous les chocs du monde à la structure du langage. Vous avez effacé la poussière, le cri, le hasard.
Scène II – L’objet a
(Lacan sort de sa poche une petite craie, et trace dans l’air un cercle invisible. Freud le suit du regard, incrédule.)
LACAN
L’objet a. Ce reste insaisissable qui cause le désir. Ce petit rien qui manque toujours. Voilà ce que j’ai donné à la psychanalyse : un opérateur pour penser la cause du désir.
FREUD
Un opérateur, dites-vous. Mais mes patients n’avaient pas besoin d’opérateurs. Ils avaient des phobies, des douleurs, des obsessions. Ce que vous appelez « objet a », moi je l’ai rencontré comme un lambeau de réel : un regard intrusif, un sein absent, une menace trop lourde. Ce n’était pas un concept, c’était une scène.
LACAN
Et pourtant, vous ne pouviez les traiter sans passer par la médiation du langage. L’objet a, ce n’est pas l’objet réel : c’est la chute qui reste quand tout a été symbolisé.
FREUD
Oui, mais cette chute n’est pas un cercle de craie : c’est une cicatrice dans la mémoire, une toux qui revient, une sueur au réveil. Vous l’avez sublimé en théorie, moi je l’ai recueilli comme plainte.
Scène III – La coupure
(Lacan s’arrête de marcher. Il regarde Freud droit dans les yeux, comme pour une ultime provocation.)
LACAN
J’ai inventé la coupure. La séance brève. Le tranchant du signifiant. J’ai mis l’analyste à la place vide, pour que le désir ne soit ni consolé ni capturé.
FREUD
La coupure… Vous avez pris mon silence, et vous l’avez transformé en arme. Vous avez voulu réveiller l’analysant par l’arbitraire d’une interruption. Mais enfin, Jacques : la coupure n’est pas un acte médical, c’est un accident de parole.
LACAN
Non. C’est un acte. Là où vous laissiez s’écouler la parole indéfiniment, j’ai fait entendre la limite.
FREUD
Vous avez confondu la limite avec le caprice. Le silence, je l’utilisais comme attente, comme espace pour que le patient trouve ses mots. Vous, vous l’avez brandi comme un glaive.
LACAN
Il fallait couper pour que ça parle autrement.
FREUD
Et vous n’avez pas vu que cette coupure vous grandissait surtout vous, analyste. Elle faisait de vous un maître, non un témoin.
(Un silence tendu. Freud se lève enfin. Il marche vers le miroir et pose la main sur la surface brisée. Le verre renvoie son image démultipliée.)
Scène IV – L’organicisme symbolique
FREUD
Voilà votre faute, Jacques. Vous accusez la médecine d’avoir sacralisé le corps-anatomie. Mais vous, vous avez sacralisé le corps-langage. La médecine disséquait le foie, l’utérus, le cœur. Vous, vous disséquez le signifiant, la lettre, le graphe. Dans les deux cas, le sujet souffrant est étouffé.
LACAN
Vous exagérez. J’ai voulu sauver la psychanalyse de la psychologie, lui rendre sa radicalité.
FREUD
Non, vous l’avez livrée à une autre forme d’organicisme. La médecine du XIXᵉ siècle réduisait l’âme au corps biologique ; vous réduisez l’homme au corps symbolique. Dans les deux cas, on oublie que le symptôme est une plainte, une fiction douloureuse, pas un mécanisme.
LACAN
Vous parlez comme si je n’avais pas introduit le réel, l’objet a, le sinthome.
FREUD
Oui, mais toujours sous la férule d’une machine conceptuelle. Vous avez transformé la psychanalyse en algèbre, alors qu’elle devait rester récit, écoute, tâtonnement.
(Freud se retourne, sa voix s’élève, plus ferme.)
FREUD
La psychanalyse n’est pas une topologie. C’est une dramaturgie. Elle n’est pas un graphe, mais une scène. Vous avez enfermé mes rêves dans vos nœuds borroméens. J’y voyais des tragédies humaines ; vous y avez vu des surfaces mathématiques. Voilà votre organicisme : un biologisme retourné en logique.
(Silence absolu. Lacan baisse les yeux un instant, comme frappé. Puis il redresse la tête, calme, presque froid.)
LACAN
Peut-être, mais sans cette logique, vos tragédies seraient restées littérature.
FREUD
Mieux vaut littérature que machine.
Clôture d’acte.
Le duel a atteint son point de bascule : Freud accuse Lacan d’avoir remplacé un organicisme médical par un organicisme symbolique. Lacan se défend en brandissant la logique comme sauvegarde de la psychanalyse. Le prochain acte, le dernier, posera la question décisive : que reste-t-il de l’analyse, une fois Lacan retourné par Freud ?
Acte V – Ce qui reste
La scène est nue. Le fauteuil, le divan et le miroir brisé sont encore là, mais comme effacés, recouverts d’un voile de pénombre. Freud et Lacan sont face à face, debout, immobiles, comme deux statues qui hésitent à s’animer. Le silence dure longtemps, trop longtemps, jusqu’à devenir insoutenable. Puis Freud parle le premier.
Scène I – La ruine du maître
FREUD
Le drame du maître, Jacques, c’est qu’il ne prépare jamais sa disparition. J’ai moi-même échoué. Mes disciples se sont battus comme des héritiers affamés. Et vous, vous avez refait la même erreur : vous avez bâti une école qui s’est figée sur votre présence.
LACAN
Mais que pouvions-nous faire d’autre ? Le maître ne transmet que par sa voix. S’il se tait, il n’y a plus rien.
FREUD
Non. Le maître transmet en disparaissant. Son vrai legs, c’est l’espace qu’il laisse vide. L’école ne doit pas être un mausolée, mais un pont. Vous avez confondu transmission et captation.
LACAN
Vous auriez voulu que je m’efface ? Que je me taise alors même que je portais votre œuvre au-delà de ses limites ?
FREUD
Oui. Se taire, parfois, c’est transmettre davantage qu’en parlant.
Scène II – Le reste
(Freud ramasse un éclat de verre tombé du miroir et le tient dans sa paume.)
FREUD
Il ne reste toujours qu’un reste. Le symptôme, le rêve, l’oubli : rien ne se résout tout à fait. J’ai voulu montrer que ce reste, loin d’être un déchet, était le noyau de vérité.
LACAN
Et moi, j’ai nommé ce reste objet a. Je l’ai fait entrer dans ma logique.
FREUD
Voilà la différence : vous l’avez capturé. J’ai préféré le laisser filer.
LACAN
Mais si vous le laissez filer, il n’y a plus de savoir.
FREUD
Exactement. Il n’y a plus de savoir, il n’y a que l’écoute.
(Freud laisse tomber le fragment de verre. Il résonne comme une cloche fêlée.)
Scène III – Ce que je n’ai pas dit
LACAN
Alors dites-le, Sigmund. Qu’est-ce que vous n’avez pas dit ?
FREUD
Que la psychanalyse est véritablement une science. Pas une religion, pas une logique, pas une littérature. Une science des ratés, des oublis, des rêves, une science des détails insignifiants qui bouleversent tout. Une science sans laboratoire, mais avec des preuves vivantes. Et si le monde savait l’entendre, elle mériterait un prix Nobel.
LACAN
Une science paradoxale : fondée sur l’inconscient, ce qui échappe toujours à la mesure.
FREUD
Oui. Mais n’est-ce pas le propre de toute grande science ? La physique a ses quanta insaisissables, la biologie ses mutations imprévisibles. Moi, j’ai montré que l’homme lui-même est traversé par des lois qu’il ignore.
LACAN
Et moi, je n’ai pas dit que je vous admirais trop pour vous laisser intact. J’ai dû vous trahir pour vous prolonger.
FREUD
Alors nous voilà : maître et disciple, chacun accusant l’autre d’avoir trahi l’inconscient.
LACAN
Ou peut-être : chacun tentant à sa façon de le servir — l’un en le fondant comme science, l’autre en le poussant jusqu’à ses paradoxes.
Scène IV – L’adresse au spectateur
(Ils se tournent soudain vers le public. Leurs voix s’entremêlent, comme un chœur dissonant.)
FREUD & LACAN
Et vous ? Que ferez-vous de ce que nous n’avons pas dit ?
(Silence. La lumière baisse. Le miroir s’éteint. Noir.)
Épilogue
La pièce ne se conclut pas par une victoire, ni par une réconciliation. Elle s’achève sur une question adressée au spectateur, comme une coupure théâtrale. Car ce qui reste de l’analyse — entre Freud et Lacan, entre chair et lettre, entre rêve et graphe — c’est toujours ce qui n’a pas été dit.
Thierry-Auguste Issachar