1. L’inconscient livré sans résistance
Le désir, dans sa forme freudienne, ne vise pas à devenir le père, mais à tuer le père avant que celui-ci ne vous tue. Il ne s’agit pas d’assumer une place mais de survivre à celle qu’on vous impose. Or, dans notre modernité saturée de transparence, ce désir ne rencontre plus de résistance. Ce qui, hier encore, se déguisait sous les habits du symptôme se donne aujourd’hui sans fard, avec une franchise déroutante.
Le refoulé ne s’échappe plus en silence : il s’affiche. Il ne se cache pas, ne s’élabore pas, il se dit – parfois trop vite, trop fort, trop clairement. L’inconscient semble à ciel ouvert, prêt à être lu sans effort. Mais lorsqu’il n’y a plus de résistance, il n’y a plus d’interprétation possible. Et dès lors, quelle place pour le psychanalyste ? Quelle fonction peut-il encore occuper si le sujet vient déposer, sans énigme, le contenu brut de sa pulsion ? L’analyse repose sur l’opacité, le mi-dire, le détour. La transparence absolue, elle, signe-t-elle la disparition du dispositif analytique ?
2. Excitation généralisée, jouissance introuvable
Ce temps de l’exposition est aussi celui d’une excitation constante, sans satisfaction. Nous ne vivons pas dans une société de jouissance, mais de coït interrompu. Une excitation permanente, multiple, envahissante, nous sollicite sans jamais ouvrir la voie à une résolution. La jouissance n’est pas refusée : elle est différée indéfiniment, et finalement rendue impossible.
Freud a identifié dans certaines nuisances sexuelles — tel le coït interrompu — un mécanisme de sommation, où les effets pathologiques s’accumulent jusqu’à déclencher des névroses d’angoisse. Rien ne semble se passer, et pourtant tout s’use. Ainsi vont nos vies : sous tension, sans décharge.
Dans ce contexte, les petits rituels du quotidien, insignifiants en apparence, deviennent les vecteurs discrets d’une scène intérieure. Freud les observait avec attention flottante, y repérant les linéaments d’une religion intime : gestes conjuratoires, cérémonials secrets, micro-rites destinés à contenir l’angoisse. Ces pratiques privées, souvent inaperçues, sont porteuses d’une charge symbolique puissante. Elles relèvent de l’obsession, de la contrainte, du sacrifice silencieux.
3. Le retour des dieux archaïques
À travers ces gestes se manifeste une culpabilité sourde, une attente permanente d’un malheur à venir. Chaque acte répété devient un rempart contre la catastrophe fantasmée. Le cérémonial, chez le névrosé, est une liturgie silencieuse destinée à conjurer le mal.
Freud soulignait la proximité entre névrose obsessionnelle et religion, allant jusqu’à désigner la première comme une religion privée. Mais il nous met en garde : la religion, dans sa forme sociale, n’abolit pas la pulsion, elle la déplace. Ce que l’individu avait refoulé comme crime peut resurgir, légitimé par le collectif, au nom du sacré.
Nous assistons aujourd’hui à un effacement du diable, remplacé par une bondieuserie édulcorée. Mais cette disparition n’est qu’apparente. Le refoulement de l’archaïque n’abolit pas le démon : il le transforme. Et dans cette transformation, les dieux anciens — cruels, exigeants, jouisseurs — réapparaissent. Ils réclament des sacrifices, condition d’un accès limité à une jouissance toujours différée.
La névrose d’angoisse, telle que la décrit Freud, ne trouve pas sa cause dans un traumatisme ponctuel, mais dans un renoncement répété, une abstinence forcée. Ce n’est pas la jouissance qui est pathologique, c’est son absence chronique. Le sujet accumule les tensions sans pouvoir les liquider, ni par le symptôme, ni par la sexualité. Ce refoulé sans solution forme le lit d’une angoisse sans objet, mais non sans adresse.
Thierry-Auguste Issachar