Entre 1975 et 1979, Judith Brouste s’allongea sur le divan de Lacan. Elle tire de ses années-là un récit crépusculaire qui se lit comme on regarderait les images instables et à la fois incroyablement précises d’un vieux film super 8 crépiter sous nos yeux, ressuscitant d’entre les morts des figures que l’on croyait pétrifiées dans le temps. Parmi elles, Lacan, que la jeune femme en perdition vient voir comme en guise d’ultime appel à l’aide, pour ne pas finir comme sa cousine suppliciée par la folie et retrouvée morte (suicide, meurtre ?), et à qui elle annonce la couleur tout de go : « -je suis amoureuse de vous. Il va me foutre à la porte ou il va venir près de moi, il va se passer des choses terribles. Rien de tout cela. J’entends un rire amusé, franc et bienveillant. Après un silence : -c’est comme cela que ça marche.

Je suis incapable de répondre jusqu’à ce que, dans un bruyant soupir, comme un gémissement, il murmure : mais on n’en reste pas là »
S’ensuit un portrait de Lacan à rebours de toute caricature simiesque, psychanalyste attentif et précis, sans cesse sur le qui-vive, jamais là ou on l’attend, «à qui rien n’échappe, désamorçant chaque parole par l’ironie, le cynisme ou une tendresse presque maternelle ». Un analyste porteur d’une éthique et pour qui la parole d’un analysant, quelle qu’elle fût, est irréductiblement légitime : « -j’entends des voix qui me veulent du mal.

-Et bien mon petit, ces voix, je vais les recevoir. »
Un Lacan garant de la parole de son analysante mais également protecteur de celle-ci, n’hésitant pas à s’engager en faisant barrage contre le réel d’un père menaçant et mortifère :
« -Mon père est à Paris. Il me cherche pour me tuer.
Silence. Long silence.

-j’ai vu votre père. Il est reparti… ».
Et puis, en arrière –plan de la scène analytique, il y a la figure de Pierre Soury, le complice, presque le frère « comète d’une géniale machine à penser » et vieil enfant désabusé avec lequel la jeune Judith n’aura de cesse d’arpenter les bars de la Contrescarpe et qui lui livrera un jour cette belle définition limpide et sans appel de la topologie comme étant une » théorie des frontières et des incidents de frontière ». Soury qui finira par envoyer une lettre à Lacan pour lui demander une analyse, lettre laissée sans réponse car la maladie avait déjà ravi le vieil analyste de la scène du monde. Soury dont le corps fut retrouvé dans une clairière du bois de Chaville. Ses derniers mots : « j’essaye le suicide ».

Yvan Gattegno Gluckman.
Judith Brouste. Un meurtre a été commis rue Malebranche. (Exils)
Photo : Judith Brouste (Copyright : Catherine Hélie)