Il arrive très souvent que les premières séances d’une analyse commencent sous le signe d’une mise en scène soigneusement orchestrée. Certains patients arrivent avec un récit composé, un fil narratif bien ficelé, une sorte de partition intime qu’ils croient nécessaire pour tirer le meilleur parti du temps analytique. Comme s’ils devaient optimiser la séance, éviter le gaspillage, rentabiliser leur parole. Ils imaginent que la parole vaut ce qu’elle pèse, et qu’elle pèse davantage lorsqu’elle a été préparée.

Or il suffit que l’on réduise la durée d’une séance, comme l’a fait Lacan, pour amplifier ce phénomène : la brièveté, loin de libérer la parole, la contraint pour beaucoup. Le patient se fait horloger, tacticien, stratège. Il veut aller droit au but — mais la psychanalyse, elle, ne connaît pas de but. Elle connaît le détour, la déviation, l’impasse, le retour du même. Elle n’avance qu’en trébuchant.

Freud, dans sa sagesse clinique et dans son obstination de chercheur, avait très tôt compris ce que cache cette préparation. Sous les plis de ce zèle, il ne voyait qu’une résistance. Une résistance polie, appliquée, presque charmante, mais résistance tout de même. Car ce qui se prépare est déjà retiré du champ de l’inconscient. Ce qui est prêt est déjà mort. Ce qui est prononcé sans surprise est déjà présenté au censeur.

Freud exigeait que le patient renonce à cette prévoyance, qu’il accepte la règle fondamentale comme on accepte une plongée : en lâchant prise. L’or pur de la psychanalyse — ce mot de Freud, si beau, si exigeant — ne brille que dans les instants où la pensée se défait de sa propre volonté. « Dites tout ce qui vous vient » : formule brutale, presque obscène. Elle fait effraction. Elle démantèle la courtoisie, l’efficience, la diplomatie intérieure. Dans l’association libre, tout est possible sauf la maîtrise.

Mais nous sommes, disait Freud, parfois confrontés à des Staatsgeheimnisse, des secrets d’État. L’humain ne se résume pas à une vérité intime ; il a aussi des raisons d’État, des dossiers classés, des zones d’ombre où le souverain — le moi — ne veut laisser entrer personne. Certains patients, par nature ou par éducation, ont appris à compartimenter leur être. Ils défendront farouchement ces territoires interdits. Et lorsque la résistance se fait forteresse, l’analyste ne peut plus s’en tenir à la pureté du principe. Il doit procéder à des alliages, disait Freud : des métissages techniques, des concessions ponctuelles à la règle d’or. La clinique n’est jamais pure ; elle est toujours un tissage.

D’autres patients, à l’inverse, entrent en séance avec une récusation presque théâtrale : « Je n’ai rien à dire », « Rien ne me vient », « Je ne sais pas par où commencer ». Ce vide est une scène. Ce mutisme apparent est un discours. Car ce « rien » n’est jamais rien ; il est déjà un signifiant majeur de la cure. Il est la présentation du symptôme sous forme de désert. Et Freud restait intraitable : ne jamais donner au patient la matière dont il vous supplie. Ne pas lui dire « parlez de ceci », « évoquez cela ». Ce serait, écrivait-il, réinstaller le fantasme d’un médecin détenteur de la clé du récit. Or l’analyse commence précisément quand la demande d’orientation échoue.

C’est là que Lacan déplace tout. On croit souvent que la coupure est un acte final, une clôture soudaine, un adieu brusque à la séance. C’est mal comprendre son coup de maître. La coupure est un geste inaugural, en début de séance. Elle n’est pas la fin du temps, mais la création du temps analytique. Elle ouvre au lieu de fermer. Lacan, joueur de poker plus qu’horloger, introduit une autre logique : le patient entre dans la séance avec une préparation… qu’il ne pourra pas dérouler comme il le souhaite. Le sol se dérobe. La partition tombe. C’est à lui d’interpréter ce geste, non à l’analyste d’interpréter le sien.

C’est cela, la véritable révolution : inverser le sens de l’interprétation. Ce n’est plus l’analyste qui doit interpréter le désir du patient, mais le patient qui se trouve dans la position d’interpréter le désir de l’analyste. Subversion radicale de l’économie transférentielle. Le maître n’est plus maître. Le patient n’est plus soumis. L’adresse circule autrement. Le désir de l’analyste — cet opérateur central de la cure — n’est pas ce qu’il veut, mais ce qu’il manque à dire.

Dans cet espace mouvant, la formule de Lacan prend toute sa portée : la guérison, si elle advient, ne vient que de surcroît — car les névroses actuelles sont incurables en leur structure même. Non pas incurables comme une condamnation biologique ou un destin malheureux, mais incurables en tant qu’elles constituent l’armature même du sujet, son mode singulier de se défendre, de jouir, de se maintenir dans le monde. Le sujet contemporain est ainsi saturé de résistances, de défenses rigides, de savoirs préfabriqués, d’hyper-organisation psychique. Le surmontement de ces résistances est impossible — mais leur maniement peut être une voie de transformation. La coupure, loin d’être un affront, est le scalpel symbolique qui extrait un peu d’air dans la chambre close du discours.

Ainsi se joue la psychanalyse : à la lisière du dire et du non-dire, du secret et de son aveu impossible, du préparé et de l’inattendu. Ce n’est pas la cohérence qui pousse la cure, mais la béance. Ce n’est pas la maîtrise du patient, mais son ratage. Ce n’est pas la continuité, mais la suspension. Tout se décide dans les interstices : dans la phrase avortée, dans la pensée qui « ne vient pas », dans la surprise d’un mot qu’on n’avait pas prévu, dans le temps coupé avant d’avoir pu refermer la boucle.

L’analyse commence toujours par un commencement impossible. Et c’est dans ce commencement impossible que se joue l’acte analytique, le seul : faire advenir une parole qui ne se savait pas prête, donner droit à un surgissement que l’on ne pouvait écrire à l’avance, et faire de la résistance non pas un obstacle, mais un alliage, un allié, une matière vivante.

 

Thierry-Auguste Issachar