Ce qui distingue l’homme de l’animal — disait-on autrefois — c’est le langage.
Mais il suffit d’ouvrir un traité d’éthologie pour en douter. Les animaux communiquent, s’organisent, préviennent, séduisent, transmettent. Ils inventent même parfois des formes de culture : chants appris, gestes de séduction, rituels de mort.
Non, la frontière ne passe pas par le langage.
Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est le raté du langage : la béance qu’il ouvre, la perte qu’il engendre.
Là où l’animal agit, l’homme désire.
Et c’est ce désajustement, cette faille du vivant, que Freud nomme pulsion.
L’instinct sait, la pulsion cherche
Chez l’animal, l’instinct trace un chemin sûr : il connaît son objet, son but, sa saison.
Chez l’homme, la pulsion ne connaît ni objet, ni limite, ni apaisement. Elle tourne, elle insiste, elle ruse. Elle fait du corps une énigme.
C’est là que Freud a déplacé la question de l’humain : non du côté de l’esprit, mais du sexuel.
Le sexuel, pour lui, n’est pas la reproduction — c’est ce qui excède toute finalité biologique. C’est le lieu du manque, de la déviance, du détournement.
Ainsi, ce qui fait de l’homme un homme, ce n’est pas le langage, mais le ratage du naturel.
L’homme est cet être qui a perdu la voie de l’instinct et qui tente, par le détour du désir, d’en inventer une autre.
C’est pourquoi il lui a fallu l’Œdipe.
Non pas comme mythe de la faute, mais comme dispositif de civilité : une manière d’inscrire le sexuel dans le champ du symbolique, de soumettre la jouissance à la loi du langage.
Sans l’Œdipe, pas de culture.
Mais si le refoulement est trop fort, si la loi devient mur, alors le retour du refoulé n’en sera que plus violent.
Le retour du refoulé : quand le déni du sexuel devient violence
Plus une société prétend à la pureté, plus elle devient féroce.
C’est une loi anthropologique : le refoulement collectif du sexuel engendre la haine.
Les sociétés qui se veulent sans désir finissent toujours par exploser en pulsions meurtrières.
Freud l’avait pressenti : la civilisation se construit sur une dette, une renonciation, un meurtre symbolique — celui du père, celui du désir immédiat, sans médiation.
Mais ce meurtre n’efface pas le sexuel : il le déplace. Et ce déplacement, quand il est trop contraint, revient dans le réel, sous la forme de la guerre, du fanatisme, du viol, de la déliaison.
Une société sans pulsion devient une société sans âme.
Et plus elle se croit vertueuse, plus elle refoule son obscénité.
Je crois que Lacan disait : « Le pire, c’est le bien. »
Car vouloir éradiquer la jouissance, c’est vouloir effacer ce qui fonde notre humanité : notre rapport manquant au corps, au désir, à la mort.
Civiliser la jouissance : l’éthique du désir
Pour vivre ensemble, l’homme n’a pas le choix : il doit civiliser sa jouissance.
C’est-à-dire donner au désir une forme, une mesure, une éthique, une voie de décharge, une détumescence « phallique »
Mais il ne s’agit pas de le moraliser — la psychanalyse n’est pas une morale. Elle ne dit pas ce qu’il faut faire du désir, mais comment le supporter.
Freud recommandait la tolérance.
Il se méfiait des saints comme des sages : la sainteté, disait-il, est impossible, et la sagesse n’est qu’une forme raffinée du renoncement.
Il prônait, au fond, une modestie face au sexuel : ne pas se croire au-dessus de ce qui nous fonde.
L’homme ne se débarrassera jamais du sexuel — il en est le produit.
Il est condamné à vivre avec ses pulsions, à négocier avec elles, à les transformer en culture, en amour, en création.
Lacan, lui, avait une fascination pour le corps animal. Il notait que chez la bête, on distingue à peine le mâle de la femelle. Le sexe, chez l’animal, n’est pas question : il est évidence.
Chez l’homme, au contraire, la différence sexuelle est symbolique. On n’a jamais fini de deviner ce qu’est « un homme » ou « une femme ».
Et c’est précisément ce flou, cette indétermination, qui ouvre la voie du désir.
Là où l’animal agit sans honte, l’homme, lui, invente la pudeur. Il cache, il se couvre, il se retient.
Il ne fait plus ses besoins au vu de tous : il les refoule, comme il refoule le reste.
La honte, la pudeur, la civilité : autant de signes d’une jouissance apprivoisée.
C’est cela, la culture : une mise en forme du corps.
La fonction du psychanalyste : faire parler le sexuel
Le rôle du psychanalyste n’est pas d’interpréter le désir, mais le travail du rêve — c’est-à-dire la mise en scène, la réalisation du désir dans le langage.
Le rêve n’est pas un message du ciel : c’est une œuvre du corps.
C’est là que se révèle la dimension la plus humaine de la pulsion : sa capacité à se sublimer dans le récit, à se symboliser dans l’image, à se dire dans la poésie.
Quand Freud dit que le rêve est l’accomplissement d’un désir, il ne parle pas du contenu manifeste, mais du travail du rêve : du mouvement par lequel le sexuel brut devient récit, déplacement, déguisement.
Le psychanalyste écoute ce travail — cette transformation de la jouissance en signifiant.
Elle ne juge pas la pulsion : elle la fait parler.
Elle n’éteint pas le feu : elle le met en mots.
L’homme, cet animal qui refoule pour mieux rêver
Au fond, la psychanalyse révèle une vérité paradoxale :
l’homme n’est pas supérieur à l’animal — il est simplement moins adapté.
Là où l’animal s’accorde à la nature, l’homme s’en sépare.
Il s’en sépare par le refoulement, par la parole, par la honte — et c’est ce manque qui lui donne la possibilité de rêver, d’aimer, de créer.
L’homme est un animal qui ne sait plus jouir simplement.
Il a fallu qu’il invente l’Œdipe, la loi, la pudeur, la littérature, la prière, pour apprivoiser ce feu qu’il porte en lui.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : sous les vêtements du symbole, la bête demeure.
Et chaque fois qu’on veut la nier, elle revient — plus sauvage, plus crue, plus violente.
Ainsi, le travail du psychanalyste n’est pas de moraliser, mais d’aider le sujet à trouver sa manière singulière d’habiter sa pulsion :
ni refoulement total, ni déchaînement pulsionnel, mais un équilibre fragile entre jouissance et parole.
Conclusion : une éthique de la faille
L’homme se tient entre deux abîmes :
celui de l’instinct qu’il a perdu, et celui du refoulement qu’il entretient.
S’il renonce à la loi, il devient bête.
S’il s’y enferme, il devient fou.
Il lui faut donc habiter sa faille, vivre dans le déséquilibre.
La psychanalyse nous enseigne à ne pas guérir de notre humanité.
Elle nous rappelle que le sexuel n’est pas un reste honteux, mais la marque même de notre passage du vivant au parlant.
Et peut-être qu’à la fin, ce qui distingue l’homme de l’animal, ce n’est ni le langage, ni la conscience, ni la morale —
mais cette étrange capacité à rêver sa honte,
à transformer la gêne en symbole,
le désir en parole,
et la pulsion en poésie… En faire un poème et non pas un poète !
Thierry-Auguste Issachar
*image : la tentation de Saint Antoine par Jérôme Bosch (vers 1501)