Dans le monde postmoderne d’internet et des réseaux sociaux où règne la prolifération hasardeuse et débridée d’un imaginaire la plupart du temps coupé de tout discours et où la surenchère de l’image prétendrait faire sens et autorité et donc se suffire à elle même, il apparaît nécessaire d’aller creuser un peu en amont, à la racine du symptôme, à son noyau phénoménologique.

 

Pour ce faire, convoquer Serge Daney et son texte intitulé Le travelling de kapo, paru dans la revue Trafic en 1992 paraît de loin le plus approprié et le plus pertinent . Texte majeur et central où il revient sur ce qui fonda son désir et sa vocation de critique et penseur du cinéma, à savoir le fameux article de Jacques Rivette paru dans les Cahiers du cinéma en 1961 intitulé De l’abjection, dans lequel il règle son compte à un film mineur, Kapo, tourné en 1960 par Gillo Contecorvo, cinéaste italien de Gauche. Rivette n’y va pas de main morte : « voyez cependant dans kapo le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris ». Réel brut, donc. Dénué de toute médiation, vide de tout récit et de toute symbolisation, obscénité pure, objet a sans filtre, balancé en pleine gueule. Daney prend le relais : « jouissance de la distance juste et son envers de nécrophilie sublimée » qu’il qualifie dans la foulée  de « pornographie » et dont il dit : « A l’esthétisation consensuelle de l’après-coup, je préférai le retour obstiné des non-images de Nuit et brouillard ».

 

Nuit et brouillard, le film de Resnais sur les camps. Celui de la présentification de l’irreprésentable qui fit date et modifia durablement le champ du traitement  du réel traumatique de la shoah. Et Daney d’enfoncer le clou : «Aussi n’est ce même pas d’amnésie ou de refoulement qu’il faudrait parler, mais de forclusion. Forclusion dont j’apprendrai plus tard la définition lacanienne : retour hallucinatoire dans le réel de ce sur quoi il n’a pas été possible de porter un jugement de réalité ». Contre cette monstration obscène , Daney entre en résistance : « La sphère du visible a cessé d’être toute entière disponible : il y a des absences et des creux nécessaires, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants ». Le trou, le manque, contre la fascination hypnotique de la pulsion de mort. La mise à distance indispensable : « Il est des choses qui doivent être abordées dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute : et comment  au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? »

 

On a ainsi affaire à un imaginaire qui part en roue libre, détaché de tout récit, coupé de toute narration, montrant et non plus démontrant. Monstration brute en prise directe avec l’objet a qui, faute de poinçon,  saute à la figure, prend à la gorge : « C’est à la possibilité de la métaphore que répondait au cinéma, l’impératif de prononcer l’arrêt sur image et l’embargo sur la fiction ». A cette jouissance scopique exhibant l’objet détaché de tout contexte, de toute dialectisation narrative, trou pur provoquant une fuite infinie et indéfinie de l’imaginaire, il conviendrait « d’apprendre à raconter autrement une autre histoire dont l’espèce humaine serait le seul personnage et la première anti-star ». Passage d’une métonymie bloquée et tournant à vide à une métaphore active, par le biais d’un lestage et d’un nouage au symbolique. Distanciation narrative contre passage à l’acte (et à l’œil) obscène.

 

Yvan Gattegno-Gluckman.