Dialogue fictif entre Freud et Lacan
Vienne. Une pièce vide. Un fauteuil. Un divan. Un miroir brisé dans un coin. Freud entre, l’air fatigué mais ferme. Lacan l’attend déjà, debout, cigare tordu à la main, sourire contenu. Ils se saluent sans mots. Le dialogue commence.
Scène I – Le moulage du maître
FREUD
Vous avez fait de moi un structuraliste, Lacan.
LACAN
Je vous ai lu, mon cher maître. Je vous ai entendu, surtout. Vous disiez plus que vous ne saviez.
FREUD
Encore faudrait-il ne pas trahir ce surplus. Vous avez retourné mes concepts comme des gants. L’inconscient est devenu structure, le symptôme, lettre, la cure, écriture. Où sont passés mes patients ? Où est passé le rêve ?
LACAN
Ils sont là, mais autrement. Le rêve est discours. Le symptôme, formation signifiante. Et le sujet, disons-le, n’est plus ce que vous croyiez.
FREUD
Non. Il n’est plus. Vous l’avez découpé, mathématisé, vidé. À force de le désubjectiver, vous l’avez asséché. Je parlais d’angoisse. Vous parlez de manque. Je parlais de libido. Vous parlez de coupure. C’est brillant, Jacques. Mais qui parle, dans votre clinique ?
LACAN
Un sujet barré, mais parlant. Un sujet qui ne se prend plus pour un moi. Je vous ai suivi jusqu’au point où vous hésitiez. Vous reculiez devant la structure. J’y suis allé.
FREUD
Vous avez pris ma prudence pour un manque. Mais cette hésitation, c’était le tremblement du réel. Le symptôme chez Dora, ce n’est pas un signifiant. C’est une voix étranglée. L’homme aux rats, ce n’est pas une topologie. C’est une dette fantasmatique, nouée au père, au regard, au corps.
LACAN
Et pourtant, c’est bien vous qui avez posé le refoulement originaire, la division du moi.
FREUD
Oui, mais je n’ai jamais confondu division et disparition. Vous avez transformé l’analyse en un jeu de surfaces, de torsions logiques. On ne sent plus l’épaisseur du fantasme. On ne voit plus l’effort de dire. Chez vous, tout est déjà dit, ou barré.
LACAN
Parce que j’ai voulu aller là où vous n’êtes pas allé : là où le sujet ne peut plus se raconter. Là où ça parle — sans sujet.
FREUD
Et c’est là que vous vous êtes perdu. Moi, je n’ai jamais cessé d’écouter le sujet comme plainte, comme construction tâtonnante. Vous l’avez figé en algèbre. J’ai donné à entendre un désir. Vous avez produit une logique. Vos patients ? Des lettres. Vos cures ? Des formules. Vos analysants ? Des cas sans chair.
LACAN
Je vous ai relu pour que vous vous entendiez. Vous disiez plus que vous ne compreniez. Je n’ai fait que tirer le fil.
FREUD
Mais ce fil, vous l’avez tendu jusqu’à rompre. Moi, je nouais. Vous, vous coupez. Et derrière vos coupures, je n’entends plus que vous. Votre style, Jacques. Très haut. Très dense. Très fermé. Un style de maître.
LACAN
Un style n’est rien s’il ne fait pas trou. J’ai taillé dans la langue pour faire entendre ce qui échappait à vos constructions. Je ne suis pas votre élève. Je suis votre symptôme.
FREUD
Non, Jacques. Vous êtes mon moulage. Mon style refondu en système. Vous êtes l’image d’une parole que j’ai laissée ouverte, et que vous avez scellée. Et maintenant que je vous écoute, j’entends une structure. Je n’entends plus un sujet.
LACAN
Alors retournez-moi, comme je vous ai retourné. C’est la condition pour que ça vive.
FREUD
Je ne veux pas vous retourner. Je veux vous déplier. Redonner aux concepts leur chair, leur récit, leur tremblement. Il est temps de rendre Lacan au symptôme. Au patient. Au raté. À ce qui insiste sans se dire.
LACAN
(Il sourit enfin.)
Voilà. Là, vous parlez enfin comme moi.
FREUD
Non, Jacques. Je parle comme moi. Ce que j’avais interrompu, vous l’avez clôturé. Je viens rouvrir.
Silence. Lacan écrase son cigare tordu. Freud se lève. Le miroir brisé dans le coin semble un peu moins éclatant. Il reste une fissure. Une ligne. Un passage.
Scène II – Ce que le Nom recouvre
Même pièce. Même lumière blanche. Freud est debout, mains croisées derrière le dos. Lacan s’est assis, jambes croisées, un regard à demi fermé comme s’il écoutait son propre silence. Freud, lui, reprend la parole, sans ironie.
FREUD
Vous avez beaucoup parlé du Nom-du-Père. De sa fonction structurante. De la métaphore paternelle. D’accord. Mais dites-moi, Jacques : qu’y a-t-il derrière ce Nom ?
LACAN
Une place vide. Le Nom, ce n’est pas un homme. C’est un opérateur symbolique, un point de capiton, ce qui fait tenir le désir à distance de la jouissance. Le Nom-du-Père n’est pas votre vieux patriarche. C’est une inscription, un lieu. Ce n’est pas un père, c’est le signifiant du manque.
FREUD
Justement. Vous avez tant voulu éviter le père réel que vous avez oublié son poids. Son corps. Son regard. Son silence. Mes analysants, Jacques, n’étaient pas divisés par des signifiants, ils étaient dévorés par une voix réelle : celle du père autoritaire, ou celle du père faible, ou celle du père mort. Ils ne disaient pas : “le Nom-du-Père ne tient pas.” Ils disaient : “je ne sais pas ce que mon père voulait.” Et ça, Jacques, ce n’est pas du symbolique. C’est du trauma.
LACAN
C’est pour cela que j’ai déplacé le débat. Pour que vous cessiez de psychologiser la fonction paternelle. Pour que le père cesse d’être une idole — ou un tyran — et devienne le trou dans la structure. Le père ne vaut que parce qu’il rate. Le bon père est celui qui ne se prend pas pour Dieu.
FREUD
Mais en faisant du ratage un principe, vous avez oublié que certains pères s’imposent. Qu’ils écrasent. Vous les avez évaporés dans la métaphore, mais les corps parlent encore. Ils pèsent. Et ce poids, Jacques, c’est le réel de la clinique. Pas un jeu de lettres.
LACAN
(Il se redresse un peu.)
C’est pourquoi j’ai introduit l’objet a. Ce reste. Ce rien. Ce résidu de jouissance qui ne se symbolise pas. C’est là que le réel insiste.
FREUD
Ah ! Cet objet a. Si étrange. Si fascinant. Vous l’avez extrait du fantasme, fait circuler comme un totem. Mais chez mes patients, le « petit objet », ce n’est pas une cause formelle du désir. C’est une main posée trop longtemps, un regard intrusif, une question mal formulée. Ce ne sont pas des objets a — ce sont des scènes. Des souvenirs-écrans. Des lambeaux de corps.
LACAN
L’objet a n’est pas un objet réel. C’est ce qui tombe de la dialectique du manque, ce qui fait que le sujet désire en rond. C’est le point de vide qui fait tourner la pulsion.
FREUD
Oui. Mais ce point tourne autour d’une scène. D’un drame. D’un affect. Vous avez fait de la pulsion une boucle topologique. J’y entendais une tension, une plainte. Vous l’avez dessinée. Moi je l’ai écoutée.
Scène III – La lettre et le rêve
FREUD
J’aimerais revenir à mes rêves. Vous les avez réduits à une écriture. À un texte à déchiffrer selon la chaîne signifiante. Mais dans mes rêves, il y avait du mouvement, de l’incongru, de la chair imaginaire, et surtout : du sens.
LACAN
Je n’ai pas supprimé le sens, j’ai rappelé qu’il était effet, jamais donné. Le rêve n’est pas à interpréter comme un récit, mais à lire comme une écriture sans garant.
FREUD
Et c’est là que vous vous êtes enfermé dans la lettre. Mes patients ne rêvent pas des lettres. Ils rêvent de chutes, de mères mortes, de trains en marche, de chevaux, de chaussures, de frères. Vous, vous les ramenez à des signifiants détachés de toute affectivité. Vous les soumettez à la structure. Moi, je voulais laisser parler leur désordre.
LACAN
Mais ce désordre est lui-même structuré. Et si vous avez pu interpréter ces rêves, c’est bien parce qu’ils obéissent à des lois : condensation, déplacement, mise en scène. Ce sont des opérations — pas des confessions. Pas des récits. Des textes.
FREUD
Des textes, peut-être. Mais des textes hantés. Vous, vous avez voulu les publier. Moi, je voulais les écouter.
Freud se tait. Lacan regarde le miroir brisé. Un fragment en forme de triangle. Freud s’en approche.
FREUD
Vous voyez ce miroir, Jacques ? Vous y voyez un nœud borroméen. Moi, j’y vois une scène refoulée. Une image prise dans le rêve d’un patient. Ce n’est pas une topologie. C’est un reste. Une trace.
LACAN
Et si ce reste était justement ce qui nous relie, vous et moi ?
FREUD
Alors vous devez le dire autrement. Avec moins de style, et plus d’écoute.
Thierry-Auguste Issachar