« Ce que je n’ai pas dit » – Acte II – Le transfert et l’oubli
Dialogue fictif entre Freud et Lacan
La même pièce. Le miroir brisé semble désormais traversé par une lumière plus chaude. Freud est assis sur le divan, regard tourné vers le plafond. Lacan marche lentement en cercle. Il ne fume plus.
Scène I – Le transfert en question
FREUD
Le transfert, Jacques. C’est là que tout commence et que tout menace de finir.
Vous en avez fait un savoir. Moi, j’y voyais un piège.
LACAN
Et vous l’avez traversé, ce piège, en vous laissant prendre. Dora, l’Homme aux Rats, l’Homme aux Loups… chacun vous a tendu son propre filet. Vous vous y êtes empêtré avec courage.
FREUD
Parce que j’y ai vu un appel. Une répétition déguisée. Pas un savoir, mais une scène. Une scène à rejouer, pas à interpréter trop vite. Vous, vous avez voulu barrer le sujet, mais que faites-vous du transfert négatif ? De la haine ? Du silence ?
LACAN
Je les ai pris au sérieux. Plus que les bons sentiments. Le transfert, c’est le sujet supposé savoir. C’est la structure du malentendu, pas la chaleur du lien.
FREUD
Mais ce malentendu, Jacques, vous l’avez transformé en stratégie. Moi, je l’ai reçu comme accident. Vous avez anticipé, moi j’ai attendu. Vous avez orchestré, moi j’ai écouté. Le transfert, c’est une embuscade affective. Ce n’est pas un effet de discours.
LACAN
Alors vous niez que l’analyste incarne une place dans le signifiant ?
FREUD
Je dis que l’analyste est d’abord un homme. Un corps. Un regard. Un silence aussi, mais un silence habité. Pas une machine à relancer le signifiant.
Scène II – L’oubli comme acte
LACAN
Et pourtant, c’est vous qui avez écrit : « là où ça était, je dois advenir. » Vous avez voulu arracher le sujet à son refoulé. J’ai pris cette tâche au mot.
FREUD
Oui, mais j’ai toujours respecté ce qui résiste. Ce qui ne revient pas. Ce qui se tait. Vous avez fait de l’oubli une faute logique. Moi, je l’ai tenu pour une défense, parfois une protection.
LACAN
L’oubli n’est pas à respecter. Il est à traverser. C’est un acte, pas un abri. C’est ce que vous aviez pressenti sans pouvoir l’écrire.
FREUD
C’est ce que j’ai refusé d’écrire. Laisser le patient oublier, c’est parfois le seul soin possible. Vous, vous avez voulu tout réinscrire. Tout faire parler. Mais l’analyste, parfois, doit consentir à n’être qu’un témoin d’oubli.
LACAN
Mais n’est-ce pas trahir le désir que de le taire ?
FREUD
Non. C’est parfois l’unique manière de le faire exister. Le respect du silence est plus éthique que sa levée.
Scène III – Le contre-transfert du maître
Lacan s’arrête. Il regarde Freud, longuement. Freud soutient son regard.
LACAN
Vous m’accusez d’avoir figé votre pensée. Mais n’avez-vous jamais vu ce que vous aviez figé en moi ?
FREUD
Vous étiez libre, Jacques. Libre de me lire, de me quitter. Je ne vous ai pas demandé d’être mon continuateur.
LACAN
Non. Mais vous m’avez hanté. Comme un symptôme hante un corps. Vous m’avez transmis vos résistances, pas seulement vos découvertes. C’est cela, le vrai contre-transfert : hériter des empêchements de son maître.
FREUD
Et vous en avez fait une école. Moi, j’ai voulu ouvrir un champ. Vous, vous avez dressé des seuils, des rites, des exclusions. Vos séminaires étaient des scènes. Vos élèves, des spectateurs. Qui analysiez-vous, Jacques ? Eux, ou vous-même ?
LACAN
Moi aussi, je voulais ouvrir. Mais en frappant plus fort. Dans une époque plus sourde. Je n’ai pas eu vos illusions.
FREUD
Non. Vous avez eu votre théâtre.
Silence. Lacan s’approche du miroir. Il pose la main sur une fissure.
LACAN
Alors dites-le, Sigmund. Ce que vous n’avez pas dit.
FREUD
Ce que je n’ai pas dit, Jacques, c’est que je vous attendais. Pour que vous exagériez, pour que vous forciez mes concepts, pour que je puisse, un jour, les reprendre autrement. À cause de vous, je vais devoir recommencer.
Un long silence. La lumière baisse lentement. Lacan se retourne vers Freud, sans un mot. Freud se lève. Il s’approche de la fissure dans le miroir. Il ne la touche pas. Il la regarde. Rideau.
Thierry-Auguste Issachar