On s’imagine volontiers que la religion ne visait que les âmes et que la science, en revanche, ne s’occupe que des corps. Mais l’histoire montre que l’Église, elle aussi, a longtemps voulu s’emparer des corps : elle les a surveillés, marqués, contraints par des rites, des jeûnes, des pénitences, parfois même livrés au bûcher. La différence est ailleurs : la religion, fût-elle implacable, ouvrait encore la perspective d’un salut, d’un pardon des péchés. La science moderne, elle, s’érige comme une religion sans absolution. Elle exige la totalité : chair, organes, cerveaux, comportements. « Donner son corps à la science » n’est pas une métaphore, c’est l’horizon que médecine, biologie et psychologie assignent désormais à l’individu.

Ce déplacement n’est pas neutre. Là où la religion promettait une rédemption au prix d’un renoncement, la science organise une capture plus subtile : elle s’avance sous les traits du progrès et de la rationalité, et fait de l’homme son matériau.

Dans cette logique, les institutions – l’école, l’hôpital, l’armée, l’Église elle-même dans sa version moderne – se constituent comme relais d’un pouvoir qui ne se reconnaît pas comme tel. Freud avait perçu que l’école en particulier ne peut se penser autrement que comme substitut précaire de l’instance parentale. Elle n’est pas là pour former des disciples éternels mais pour permettre à l’élève de se séparer, de se passer du maître. C’est en cela que le rôle du professeur devrait s’effacer derrière le savoir, se dépersonnaliser, afin de ne pas obturer le champ de la science. Le style singulier du maître peut séduire, fasciner, mais il doit aussi s’effacer pour laisser place à l’acte d’apprendre, c’est-à-dire à la possibilité de se séparer.

Or c’est précisément là que se loge l’impasse contemporaine. Le transfert, nous dit Freud, prend toujours une tournure paranoïaque. La relation au maître, qu’il soit professeur, médecin, chef militaire ou religieux, se charge d’ambivalence, puis de haine. On ne pardonne pas à celui qui n’organise pas lui-même sa propre disparition. Freud savait, dès le cas Dora, que l’élégance analytique consiste à mettre fin au transfert au moment où il menace de se transformer en persécution. Il en a fait la démonstration encore avec l’Homme aux loups (une analyse sans fin) : savoir se retirer, et non s’accrocher comme une moule à son rocher. L’institution moderne, elle, ne sait plus se retirer : elle s’agrippe à sa position, elle décharite, et récolte en retour la violence des sujets qu’elle prétend encadrer.

C’est ici qu’intervient le rapport de Freud à Nietzsche, qui éclaire cette question. Dans son Autoprésentation, Freud confie qu’il s’était abstenu longtemps de lire Nietzsche pour éviter toute prévention. Car les intuitions du philosophe coïncidaient de manière frappante avec les résultats péniblement acquis de la psychanalyse. Illusion d’un déjà-là, dette imaginaire de l’élève envers le maître, dette qui, fantasmatique, devient impossible à solder. Mais Freud découvre aussi que Nietzsche n’avait jamais « expérimenté » ce dont il parlait : ses intuitions fulgurantes n’avaient pas traversé l’épreuve de la clinique. Ce n’est pas tant le Crépuscule des idoles que nous vivons, mais bien leur retour en force, sous des formes renouvelées. Les idoles ne s’effondrent pas : elles se reconstituent dans les institutions modernes, se glissent dans les discours de la science, se parent des habits du progrès et de la rationalité. Là où Nietzsche annonçait leur mort, Freud en constate la résurrection incessante, parce qu’elles trouvent toujours à se réincarner dans la figure du maître qui refuse de disparaître.

Ce décalage est décisif. Car le « père réel », pour Freud, n’est pas celui de la maison ou du foyer. C’est le père introjecté, idéalisé, haï ou vénéré, celui dont la voix résonne dans l’intime du sujet. Nietzsche, comme plus tard Lacan, parlait depuis cette voix surmoïque – une voix semblable à celle qui fit parler Moïse depuis son buisson ardent. C’est cette voix que Freud a tenté toute sa vie de faire taire, en ouvrant un espace où l’expérience clinique, et non l’inspiration prophétique, vienne faire loi.

Dès lors, on peut avancer ce paradoxe : Freud aurait peut-être dû naître après Lacan. Non pour recevoir son enseignement, mais pour renverser la dette et l’illusion du maître qui précède. Car ce qui se joue dans la psychanalyse, c’est moins l’obéissance à une voix qui commande que l’invention d’un espace où le sujet puisse, enfin, se dégager de la dette imaginaire, se séparer du maître et faire taire en lui la voix du surmoi.

Thierry-Auguste Issachar