Dialogue fictif entre Freud et Lacan

La lumière est plus basse, presque rouge sombre. Dans la pièce, on entend un léger craquement, comme si le bois travaillait. Freud se tient près du fauteuil, mains posées sur le dossier. Lacan, étendu sur le divan, tourne un cigare éteint entre ses doigts. Le miroir brisé dans un coin accroche un éclat fugitif.

Scène I – Le réel et la vérité

(De la vérité interprétable à l’opacité assumée)

FREUD
Vous savez, Jacques… j’ai toujours cru qu’on pouvait atteindre une part de vérité. Pas toute, bien sûr. Mais un fragment, un visage derrière un rideau. Un patient rêve d’une porte entrebâillée : je l’aide à pousser.

LACAN
Et moi, je lui dis que derrière la porte… il n’y a pas de pièce. La vérité ne se livre qu’à moitié. L’autre moitié, c’est un trou qu’on ne comble pas.

FREUD
Un trou, peut-être. Mais on peut en faire le tour, y jeter un coup d’œil.

LACAN
Vous cherchez à voir. Moi, je dis : restez au bord et regardez comment le bord vous tient.

FREUD
Et que devient celui qui attend qu’on allume la lumière dans son ombre ?

LACAN
Il apprend que l’ombre est sa seule lumière.

(Freud baisse légèrement la tête, comme s’il évaluait la violence de la réplique.)

Scène II – Le fantasme et l’objet

(Du drame vivant au point vide)

FREUD
Pour moi, le fantasme est un théâtre. On y voit la mère qui s’éloigne, le père qui gronde, un rival qui sourit. L’adulte y revient sans cesse, changeant parfois la fin.

LACAN
Moi, j’ai enlevé les décors. Fini les costumes. Je ne garde que ce qui fait tourner la machine du désir : l’objet a.

FREUD
(hausse un sourcil)
Un objet qui ne sent rien, qui ne brûle pas… comment peut-il encore faire mal ?

LACAN
Ce n’est pas lui qui compte, c’est le vide qu’il révèle. Comme la chaise vide autour de la table familiale : c’est elle qui attire le regard.

FREUD
Et si ce vide ne tenait debout que grâce aux images qui l’entourent ?

LACAN
Alors ces images sont des leurres. Et un leurre, ça se déchire.

(Freud se rassoit, mais garde les mains sur ses genoux comme pour se retenir de répliquer trop vite.)

Scène III – Le symptôme

(De la plainte signifiante à la lettre qui insiste)

LACAN
Vous traitez le symptôme comme un compromis : moitié désir, moitié défense.

FREUD
Oui. Comme une douleur qui se cache dans un geste banal : un tic, un oubli, un mot qui dérape.

LACAN
Moi, je le vois comme une lettre déposée dans une boîte aux lettres sans adresse. Elle ne demande rien, elle reste là.

FREUD
(sourire en coin)
Même sans adresse, on espère toujours qu’un facteur curieux l’ouvrira.

LACAN
L’adresse, c’est l’interprétation. Elle peut arriver… ou pas.

FREUD
Et si personne ne l’ouvre, elle se perd. C’est pour cela que l’analyste doit être quelqu’un à qui le patient puisse parler. Sinon, le symptôme devient un caillou dans la chaussure : il gêne, mais on finit par marcher avec.

LACAN
Vous confondez la chaussure et le chemin. C’est là qu’on revient au transfert.

(Lacan se redresse d’un bloc, comme s’il lançait un nouveau round.)

Scène IV – Le transfert

(De l’adresse du symptôme au lieu vide de l’analyste)

FREUD
Le transfert, c’est le moment où le patient s’adresse à nous comme s’il nous connaissait depuis toujours. Il nous donne, à tort, le visage qu’il cherchait ailleurs.

LACAN
Et moi je lui laisse cette illusion, mais je ne la remplis pas. L’analyste, c’est une chaise vide.

FREUD
Une chaise vide ne rassure pas.

LACAN
Elle force à parler. Si je m’assois dedans avec ma compassion, mes histoires… j’étouffe ce qui doit surgir.

FREUD
Et si le vide le fait fuir ?

LACAN
Alors ce n’était pas encore le moment.

(Freud se lève, s’approche du miroir. Sa silhouette se découpe dans la lumière faible.)

Scène V – Le fil

(Du vide tendu à l’étoffe à déplier)

FREUD
Votre vide, vous le tendez comme un fil de fer. C’est raide, ça coupe.

LACAN
Le fer tient mieux que la laine.

FREUD
Jusqu’à ce qu’il casse net. Moi, je préfère l’étoffe : elle plie, se noue, se répare.

LACAN
Le tissu s’use.

FREUD
Oui, mais il garde la chaleur de ce qu’il a enveloppé. Et si on tire dessus, il se déploie.

LACAN
Alors déployez.

FREUD
Pas pour vous, Jacques. Pour que celui qui est là retrouve la matière de ce qu’il croyait perdu.

(Il pose la main sur le miroir, effleure la fissure comme une couture à défaire.)

FREUD
Votre vide a un envers. Et cet envers… c’est encore de la matière.

(Noir. On devine qu’il va tirer quelque chose hors du miroir. Rideau.)

 

Thierry-Auguste Issachar