Dialogue fictif entre Freud et Lacan

Lumière : un faisceau frappe le miroir. Freud tire lentement quelque chose d’invisible. Peu à peu, une longue étoffe sombre glisse au sol, bruissante. Lacan s’est levé. Il regarde avec méfiance, mais aussi une curiosité qu’il ne cache pas.

Scène I – Déplier

FREUD
(tenant l’étoffe comme un manteau ancien)
Vous voyez, Jacques… ce que vous appelez vide n’est pas un trou dans la matière. C’est la matière elle-même, mais repliée, froissée.

LACAN
Vous voulez dire que votre vide… a des plis ?

FREUD
Des plis, des accrocs, des zones où la couleur a passé. Comme la veste qu’un enfant garde toute sa vie parce qu’elle sent encore le parfum de sa mère.

LACAN
Vous en faites un objet sentimental. Moi, j’essaie de maintenir la rigueur.

FREUD
La rigueur, oui, mais pas au prix de l’odeur qui fait revenir la scène.

 

Scène II – Les plis de l’histoire

(Freud laisse tomber un pan d’étoffe au sol. Les plis se dessinent.)

FREUD
Regardez… ici, ce pli, c’est la petite fille qui s’évanouit chaque fois qu’elle entend la clé tourner dans la serrure. Là, c’est l’homme qui perd sa voix dès qu’il s’adresse à une femme qu’il désire. Et là encore, le garçon qui rit à l’enterrement de sa grand-mère.

LACAN
(serrant les bras)
Vous décrivez des faits. Moi, je veux la logique qui les relie.

FREUD
Et moi, je veux que la logique garde leur goût, leur chaleur. Ce rire à l’enterrement, Jacques, n’est pas une formule. C’est une gorge qui se défend de pleurer.

LACAN
Ou un signifiant déplacé, une décharge de jouissance.

FREUD
Oui, mais qui a le son du sanglot retenu.

 

 

Scène III – La chair du symptôme

LACAN
Si vous chargez l’étoffe de toutes ces histoires, elle devient lourde, impossible à manœuvrer. Moi, je veux en entendre la trame nue.

FREUD
La trame ne tient pas sans la laine qui gratte. Prenez cet homme qui rêve qu’il est enfermé dans une caisse de bois. Vous y voyez un signifiant du manque. Moi, je sais qu’à dix ans, il est resté coincé dans une armoire lors d’un jeu, et que son oncle, en plaisantant, a refusé de l’ouvrir pendant de longues minutes.

LACAN
Vous restez prisonnier de l’anecdote.

FREUD
Non. Je m’assure que le froid du bois, l’odeur de la poussière, le son des pas qui s’éloignent… soient encore là quand il parle. Sinon, l’interprétation devient une coupe trop nette, qui oublie la texture.

LACAN
Vous parlez d’épaisseur.

FREUD
Oui. Vous, vous étirez un fil. Moi, je garde le tissu, même s’il est troué.

 

Scène IV – Les reprises

(Freud marche autour de Lacan, tenant l’étoffe comme une cape qu’il déploie par endroits.)

FREUD
Quand vous dites « objet a », je vois la montre qu’une mère retire du poignet de son fils avant de le confier à un pensionnat. Quand vous parlez de « sujet barré », je vois la bouche d’un enfant qui bégaye dès qu’on lui demande de chanter devant ses frères.

LACAN
(avec un léger sourire)
Et si je vous parle du Nom-du-Père ?

FREUD
Je vois le billet que le père ne signe jamais, laissant la mère porter seule la demande de pardon.

LACAN
(plus sérieux)
Vous me reprochez de vider ces images pour en faire des symboles.

FREUD
Je vous reproche d’oublier qu’avant d’être un symbole, un geste est un geste. Une main posée sur une épaule peut être un appui… ou une menace. Et si on ne garde pas cette ambiguïté vivante, on perd la moitié du travail.

 

Scène V – La main tendue

(Freud tend l’étoffe vers Lacan.)

FREUD
Touchez.

(Lacan hésite, puis saisit un pan. Il le froisse entre ses doigts.)

LACAN
C’est rugueux.

FREUD
La rugosité du symptôme. Vous vouliez le lisser en écriture ; moi, je veux que l’analysant sente encore la fibre sous ses doigts.

LACAN
(à voix basse)
Vous rendez la clinique… sensuelle.

FREUD
Et vous, vous la rendez géométrique. Ni l’un ni l’autre n’a tort. Mais vous avez oublié qu’une cicatrice ne se comprend pas qu’en la dessinant : il faut aussi la toucher.

(Un silence. Ils tiennent l’étoffe ensemble. Derrière eux, dans le miroir, la fissure s’agrandit et un mince rayon de lumière filtre. La lumière se resserre sur leurs mains qui tiennent le tissu.)

 

Thierry-Auguste Issachar