Lu dans le journal cette semaine :
« Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint. »

Une phrase sèche. Dure. Un constat glaçant. Elle fait partie de ces formules que l’on entend régulièrement dans les médias, scandées comme un mantra de la conscience civique. Elle est proférée comme un cri — pour réveiller, pour alerter. Mais si l’on se demande ce qu’elle dit véritablement, on se rend compte qu’elle n’est pas si simple.

 

Statistique et réel : que dit vraiment « une femme meurt tous les trois jours » ?

 

Cette phrase n’est pas une anecdote. Elle ne raconte aucune histoire. Elle ne renvoie à aucun visage, à aucun nom, à aucune biographie. Elle ne donne lieu à aucun récit. Elle énonce un chiffre. Un pur énoncé symbolique, sans incarnation. Pourtant, dans l’instant même où il est entendu, l’imaginaire s’en empare. Il construit une scène, convoque une victime, un agresseur, un lieu, une temporalité. Et souvent, c’est la même femme qui revient en boucle — la même silhouette meurtrie, la même figure de l’abandon.

Mais cette femme-là n’existe pas. Elle n’existe pas comme une, et encore moins comme “la” même. Ce n’est pas la même tous les trois jours. Il n’y a pas “la” femme qui meurt. Il y a une répétition d’événements singuliers, sans lien les uns avec les autres, sauf à travers cette chaîne d’écriture qui les totalise et les dé-subjective. Ce que le chiffre fait, c’est trouer la représentation. Il défigure, au sens littéral : il retire les visages, il retire l’image.

 

« La femme n’existe pas » : Lacan et la disjonction symbolique

Dans Encore, Lacan déclare :

« La femme n’existe pas. »

Cette formule, l’une des plus controversées de son enseignement, ne nie pas l’existence empirique des femmes. Elle indique une faille dans le symbolique : l’impossibilité de totaliser la féminité dans un signifiant-maître. Il n’y a pas de signifiant de “La” femme qui puisse en résumer l’essence. Il y a des femmes, chacune dans sa singularité, mais pas “la” Femme. Cette disjonction s’applique ici pleinement : il n’y a pas une femme qui meurt tous les trois jours, mais des occurrences, disjointes, irréductibles à une image unique.

La statistique dit “une”, mais le réel nous dit : “aucune en particulier, toutes pourtant.” Ce paradoxe est le cœur même de la structure lacanienne du réel : ce qui insiste, ce qui revient, ce qui s’écrit, mais qui ne se signifie pas.

 

Le chiffre : une écriture sans visage, une vérité sans sujet

Lacan écrivait dans Le Séminaire XX :

« Heureusement que nous distinguons le registre du symbolique de celui de l’imaginaire, sinon nous serions pires que des lettres… nous serions des chiffres. »

Pourquoi “pires” ? Parce que le chiffre pousse à l’extrême le caractère déshabité du symbolique. Il est pure itération, pure abstraction. Il ne parle pas à quelqu’un, il ne se laisse pas interpréter. Il revient. Il insiste. Il n’a pas d’adresse subjective.

Et pourtant, c’est dans cette froideur que s’écrit une vérité insupportable : celle d’un réel non métabolisable. Lacan n’a cessé de marteler que le réel, ce n’est pas ce qui peut être compris ou figuré, mais ce qui résiste, ce qui échappe, ce qui se répète. Dans Le Séminaire XI, il écrit :

« Le réel, c’est ce qui revient toujours à la même place. »

Et dans L’Étourdit :

« L’inconscient, c’est ce qui s’écrit. »

Une femme meurt tous les trois jours : cela ne se comprend pas, cela ne se raconte pas. Cela s’écrit, et revient, et insiste. Comme un symptôme.

 

De Freud à Lacan : du symptôme à la lettre, de la lettre au chiffre

Freud pensait le symptôme comme message. Il devait être lu, déchiffré, interprété. Il avait un sens, même s’il était refoulé. Dans L’interprétation des rêves, il compare le symptôme à un rébus, une énigme qui cache une vérité du sujet. Le symptôme avait un ancrage historique, une scène originaire, une causalité.

Avec Lacan, la perspective change radicalement. Le symptôme devient lettre, puis chiffre. Il n’est plus le porteur d’un sens à retrouver, mais l’indice d’un réel impossible à symboliser. Il marque une coupure, une béance dans la chaîne signifiante. Il n’a plus de pourquoi. Il n’a pas de cause. Il est pur effet.

Ce glissement du sens à l’écriture, de la narration à la scansion, permet de penser autrement certaines vérités contemporaines — notamment celles que nous livrent les statistiques, dans leur énonciation brute.

 

L’analyste : non plus interprète, mais écouteur de ce qui revient

Dans cette logique, le rôle de l’analyste se transforme lui aussi. Il ne s’agit plus d’expliquer, de comprendre, d’ajouter du sens. Il s’agit d’écouter. D’écouter ce qui insiste. Ce qui revient. Ce qui résiste à toute tentative de représentation. L’interprétation analytique revient à repérer les ponctuations : une mise en relief des scansions, des trous, des ruptures, des silences, des coupures dans le discours de l’analysant.

Lacan disait dans le Séminaire XI :

« L’interprétation n’est pas compréhension. C’est ponctuation. »

Face à l’énoncé “une femme meurt tous les trois jours”, il n’y a rien à comprendre. Il y a à entendre ce qui revient. Il y a à soutenir le réel qu’il écrit, sans céder à l’appel de l’image ni à celui du sens.

Conclusion : écrire l’insoutenable

Entre Freud et Lacan, la psychanalyse a changé de régime d’écriture : du rébus au chiffre, du symptôme plein de sens au signifiant vide mais insistant. L’énoncé statistique, loin d’être une réduction, constitue peut-être aujourd’hui l’une des formes les plus pures de l’écriture du réel. Une écriture sans visage. Sans voix. Sans image. Et pourtant, une vérité. Pas la vérité de quelqu’un. La vérité nue du réel, qui ne cesse pas de s’écrire.

 

Thierry-Auguste Issachar