Il arrive que certains gestes échappent aux catégories sous lesquelles on s’efforce de les ranger. Ainsi en va-t-il de la coupure lacanienne. Ce geste, qu’on croit souvent clinique, est avant tout un enseignement. Non pour transmettre un savoir, mais pour provoquer une séparation, par laquelle le sujet cesse de répéter et devient capable d’inventer un style propre — dans sa parole, dans son existence.

 

La coupure : un enseignement… Pas une clinique !

 

Il est tentant, dans le champ psychanalytique, d’interpréter la coupure comme une manœuvre clinique. À l’instar d’un outil chirurgical, elle viendrait interrompre, corriger, traiter le flux du discours symptomatique.

Mais cette lecture est un malentendu.

La coupure n’est pas une clinique. Elle n’a rien d’une opération thérapeutique.
Elle relève d’un enseignement : un art difficile, exigeant, où ce qui est enseigné n’est pas un savoir mais une position. Celle du sujet qui, séparé de la répétition de l’Autre, se risque à un dire singulier.

En cela, Lacan s’inscrit dans une tradition que l’Antiquité stoïcienne avait déjà portée haut : enseigner non en comblant, mais en coupant ; enseigner par la rupture.

 

Lacan : enseigner par le vide

 

La coupure, chez Lacan, ne vise pas à réparer. Elle ne vise même pas à interpréter.
Elle crée un vide, une béance, là où le discours de l’Autre voudrait se répéter à l’infini.

Silences, fins de séance précipitées, interprétations qui tranchent net : ce ne sont pas là des gestes de soin. Ce sont des invitations brutales à parler autrement — à produire un dire qui ne se contente plus d’emprunter la voix de l’Autre.

Dans Le Séminaire XI, Lacan le dit sans détour :

« Le style est l’homme même. Mais encore faut-il savoir à quel point il se sépare de ce qui le cause. » (Lacan, 1973)

La coupure enseigne cette séparation, ce pas de côté qui seule permet l’émergence du style — ce trait de singularité qui ne s’imite pas.

 

Les stoïciens : provoquer la rupture pour inventer un bios

 

Bien avant Lacan, les maîtres stoïciens pratiquaient, eux aussi, l’art de séparer.

Ils ne se souciaient guère de transmettre un savoir figé. Leur enseignement visait autre chose : une conversion intérieure (metanoia), où l’élève n’aurait d’autre choix que de quitter les opinions communes (doxa) pour s’inventer une vie conforme à sa propre raison.

Le dialegesthai, ce dialogue hérité de Socrate, n’était pas l’échange poli de vérités bien établies. Il était provocation, déstabilisation, rupture.

Épictète, l’un des grands maîtres de cette tradition, résume ainsi cette exigence :

« Ne vous contentez pas de répéter les pensées des autres. Cherchez à vivre de manière à ce que votre vie soit une réponse. » (Épictète, Entretiens, Livre I, 2)

Là encore, il ne s’agit pas de soigner ni de corriger, mais d’enseigner au sujet à devenir auteur — non d’un savoir, mais d’un bios, d’un style de vie.

 

La logique de la coupure : séparer, ouvrir, inventer

 

Qu’elle se déploie dans le cabinet de l’analyste ou dans l’école stoïcienne, la coupure obéit à une même logique. Trois temps la scandent :

  • Séparer : rompre avec la répétition du discours hérité.
  • Créer un vide : ouvrir un espace où l’ancienne parole, les anciennes certitudes, se taisent.
  • Inventer un style : répondre de soi-même, par une parole ou par un mode d’existence irréductible à celui des autres.

 

La coupure n’a jamais pour but de normaliser ou de guérir.
Elle enseigne une leçon plus rare : celle d’une liberté qui naît du vide et s’invente au bord du silence.

 

Conclusion : quand la coupure libère

 

Il faut, décidément, cesser de rabattre la coupure sur une clinique.

Elle n’a rien de thérapeutique : Elle enseigne !

Elle enseigne la séparation, seule capable de rendre au sujet la responsabilité de son dire, de son existence.

Et dans cet écart arraché au flux des autres, surgit ce qu’on nommerait, faute de mieux : le style.

 

Références

  • Épictète, Entretiens, Livre I, 2.
  • Hadot, Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002.
  • Lacan, Jacques, Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.

 

Thierry-Auguste Issachar