Il est des paradoxes fondateurs dans la clinique lacanienne, et celui-ci en est un : le saint, figure de salut et de transcendance, se fabrique toujours à partir du rebut. Ce n’est pas tant l’élévation qui fait le saint, mais bien l’abaissement. Le déchet — ce que Lacan nomme le reste, ce qui tombe de l’opération signifiante — devient l’étoffe du sacré.

Ce renversement structurel est au cœur du discours analytique. Dans « Télévision », Lacan lui-même, loin de se présenter comme un maître, s’expose dans une position énigmatique, étrangère à toute volonté de pédagogie. Il n’interprète pas, il ponctue, il scande — et c’est précisément cette scansion, hors-sens, qui le fait apparaître comme celui qui « sait ». L’obscénité, ici, ne réside pas dans ce qui est montré, mais dans ce qui est posé comme présence pure : un non-jeu, un non-faire, un refus de la scène au profit du réel.

L’analyste lacanien, dans sa pratique, ne soutient pas une présence pleine ni une écoute empathique au sens classique. Par son silence, ses absences, ses coupures parfois brutales, il se fait bord, désistement, déchet. C’est dans cet effacement calculé que le sujet peut advenir — là précisément où il ne s’attendait pas. Lacan le formule ainsi dans le Séminaire XI : « L’analyste ne se soutient que de ce que, comme objet a, il cause le désir. »

Mais c’est là que surgit le retournement : à force de se faire objet a, cause du désir de l’analysant, l’analyste se retrouve investi comme figure de salut. Son silence devient oracle, sa coupure prend valeur de sacrement, sa position vide devient lieu d’une adoration. Celui qui voulait n’être rien devient tout. La neutralité bienveillante se transforme en transcendance. Une dérive s’opère : l’analyste glisse, malgré lui, du champ de l’éthique au champ du fétiche.

Ce glissement correspond à une logique perverse, au sens où le sujet en analyse peut, à son tour, se poser en martyr : il exhibe son symptôme, sa souffrance, pour être reconnu ou aimé par cette figure qui, tout en prétendant se désister, incarne désormais l’objet du salut. Le symptôme devient alors une preuve d’amour, et l’analyste, le garant du signifiant qui représente le sujet — non plus pour lui-même, mais pour un autre signifiant.

En refusant d’incarner quoi que ce soit, l’analyste devient paradoxalement le lieu de tous les fantasmes. En se faisant rebut, il devient relique. Cette position de reste, que Lacan valorisait comme opératoire, devient ainsi le symptôme même d’une modernité saturée de déchets, qui sacralise ce qu’elle rejette.

Un jour viendra, peut-être, où même le « Pas-Tout » — ce concept central du Séminaire XX, Encore, qui introduit un féminin hors totalisation — deviendra lui aussi norme sociale. Ce jour-là, le salut sera offert à tous, sans reste, sans négatif, sans sujet divisé. Il n’y aura plus de damnés, plus de marginaux, plus de symptômes — rien que des semblants de complétude.

Mais Freud, lui, savait que cette totalisation est impossible. Dans sa découverte de l’inconscient, il a mis au jour un noyau irreprésentable, une résistance radicale à la symbolisation. « Là où ça parle, ça ne pense pas ; là où ça pense, ça ne parle pas » — pourrait-on dire à la manière de Lacan relisant Freud. C’est pourquoi Freud refusait tout lyrisme dans ses concepts, toute tentation de sacralisation. Pas de « trésor des signifiants », pas de grand Autre garant. Seulement des concepts rigoureux, souvent arides, rugueux, comme pour tenir à distance toute tentation de sublimation.

Ainsi, le psychanalyste ne saurait être ni saint, ni maître, ni sauveur. Il n’est que l’opérateur d’un vide, la silhouette passagère d’un manque. S’il veut rester fidèle à sa tâche, il lui faudra toujours veiller à ne pas confondre le reste avec la relique, et l’acte analytique avec un sacrement.

 

Thierry-Auguste Issachar