« Le poète jouit de cet incomparable privilège d’être à sa guise lui-même et autrui », écrivait Baudelaire. Il y a, dans cette formule, toute l’ambiguïté d’une parole qui ne s’enracine pas uniquement dans le sujet, mais qui le déborde, le traverse, l’altère. Car à travers le poète — comme à travers le prophète — parle une voix qui vient d’ailleurs, une parole surgie d’un lieu Autre. Le souffle qui les anime n’est pas seulement le leur : c’est un souffle qui les dépasse, qui épouse le rythme du monde, qui en capte la vibration, et dans lequel se dit, peut-être, une forme de co-naissance — au monde, à soi, au langage.
Mais cette parole inspirée, cette parole « possédée », suppose une forme d’abandon. Platon le savait déjà : les prêtres de Cybèle n’entraient dans leurs danses extatiques qu’en quittant la pleine possession de leur esprit. Et Lacan, dont les séminaires étaient traversés par cette voix Autre, ne parlait pas dans la vie ordinaire comme dans l’espace de ses séances publiques. Il y a un écart, une tension, entre le langage qui relie et celui qui révèle.
Le poète, aujourd’hui, explore les rêves, les souvenirs, les éclats d’un inconscient dont Freud a proposé la première carte — mais non le territoire. Freud n’a jamais encouragé une exploration de l’inconscient comme on partirait à la conquête d’une terre inconnue. Il s’en est même vivement démarqué, notamment face au surréalisme naissant, où le poète prétendait se faire le simple secrétaire de l’inconscient. Or, pour Freud, l’inconscient ne se livre pas dans une transparence immédiate. Il exige une rigueur, une éthique, une méthode. L’interprétation ne saurait être une rêverie libre, car le rêve lui-même ne se livre que dans ses formations de compromis, ses déguisements, ses résistances.
C’est pour cette raison que Freud trace une frontière nette entre la réalité psychique — régie par le désir, la fantaisie, la toute-puissance de la pensée — et la réalité quotidienne, avec ses limites, ses frustrations, sa banalité. La psychanalyse naît précisément de cette distinction fondamentale entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Et si le signifiant a une place centrale dans cette élaboration, ce n’est pas pour faire advenir un sens caché, un signifié plein, mais pour garantir une présence : celle de l’objet perdu, toujours manquant, mais nécessaire à la construction du sujet.
Le mot « inconscient » existait bien avant Freud. Mais ce que Freud découvre — et invente au sens archéologique du terme —, c’est l’objet qui se cachait derrière ce signifiant. Sans cette trouvaille, l’inconscient ne serait qu’un mot de poète, un jeu de langage, un néologisme, une chimère. C’est parce qu’il en révèle la structure, les lois, les formations, qu’il en fait un concept opératoire, au cœur d’une pratique.
Car si l’homme est malade, ce n’est pas de ce qu’il consomme, mais bien de ce qu’il produit — fantasmes, discours, symptômes — dans une quête sans fin d’un objet qui lui échappe. La science, disait Freud, est peut-être le seul lieu où cette trouvaille est encore possible. Mais à condition d’en respecter les exigences, de ne pas confondre l’invention avec la réinvention, le surgissement avec la répétition. Sans quoi, l’objet tant cherché ne serait qu’une illusion, une production poétique de plus, belle peut-être, mais vaine.
Thierry-Auguste Issachar