Du chiffre au silence, de l’indifférence au point de suture : que peut encore la psychanalyse face à la désubjectivation contemporaine ?
- Le numéro et l’effacement du sujet
Il n’est rien de plus efficace pour dé-subjectiver un être humain, d’en faire un déchet, que de lui coller un numéro. C’est une vérité sinistre que les nazis avaient bien comprise : en gravant une suite de chiffres sur l’avant-bras, on ne désigne pas une personne, on annule un nom, un visage, une histoire. La numérotation, loin d’être neutre, opère une réduction violente : celle d’un sujet à une position comptable dans un dispositif de contrôle.
Or ce geste, que l’on croyait appartenir au passé le plus noir, revient aujourd’hui sous des formes plus douces, mais tout aussi dévastatrices. Numéro fiscal, numéro de sécurité sociale, identifiant client, code patient, avatar algorithmique… L’individu moderne, monitoré à chaque instant, croit être libre alors qu’il se pense en chiffres. Le dilemme du prisonnier n’a rien perdu de son actualité : « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre », criait Numéro Six (Patrick Mac Gohan) dans Le Prisonnier. Mais voilà que cet homme libre est pris dans ses tourments, ses souffrances, ses pulsions. C’est ce paradoxe que la psychanalyse, aujourd’hui encore, tente d’arracher au silence.
- Le sujet parle aux murs
Il faut dire que l’homme libre ne se contente pas de subir sa propre désubjectivation : il en est l’artisan zélé. Toute sa vie, il construit les murs de sa propre prison. Et lorsqu’il parle, ce n’est pas à l’autre. Il parle aux murs. Il parle dans les murs. Il parle au nom d’un « je » qui n’en a rien à faire de vous, ni de personne d’ailleurs.
Ce « je » — le je de l’inconscient lacanien — est bien particulier : il n’est ni dans le déni (Verneinung), ni dans la forclusion (Verwerfung). Il ne récuse pas, ne s’oppose pas. Il dément. Mais il le fait à sa façon, insaisissable : ni pour, ni contre, bien au contraire. Ce n’est pas un refus net ni une récusation, c’est un refus louche, glissant, fuyant. Quelque chose qui dit toujours à la fois « oui mais non » et « non mais oui ». Dans ce brouillard, il devient difficile d’adresser une parole — et plus encore d’y répondre.
- Le “je m’en bats les couilles” comme nouvelle condition subjective
Ce « je » est aujourd’hui à ciel ouvert. Il se promène partout, sur les réseaux, dans les écoles, au travail, en famille. Nous devrions appeler cette nouvelle génération les « je m’en bats les couilles ». C’est leur bannière, leur totem. Elle signifie tout à la fois : « je suis indifférent à ce qui m’arrive », et « je suis traversé par tous les discours du moment ».
C’est un stoïcisme perverti : un stoïcisme de pacotille, vidé de toute éthique. Non pas le stoïcisme antique, fondé sur l’ascèse, la rigueur, la souveraineté intérieure, mais un stoïcisme liquide, où l’indifférence au monde se conjugue avec la réceptivité molle à toutes les injonctions. Cela donne des sujets qui n’ont plus de noyau, mais un flux constant de mots d’ordre, de slogans, de tics de langage — un mélange d’imperméabilité au désir et de perméabilité au discours.
- Le psychanalyste impuissant ?
Et que peut faire le psychanalyste là-dedans ? Rien, ou presque. Le travail d’interprétation est devenu impraticable. Non pas parce que le refoulé a disparu, mais parce qu’il n’y a plus rien à refouler. L’indifférence à soi-même a tout recouvert, comme une chape de béton. Plus de digues, plus de points d’arrêt. Le discours de l’Autre est partout, mais il ne fait plus trou. Il ne fait plus symptôme. Juste un bruit de fond.
Le psychanalyste, autrefois artisan du transfert, devient témoin d’un effondrement de la topologie subjective. Plus de bords, plus d’écarts, plus de lignes de fracture à partir desquelles une parole pourrait se frayer un chemin. Il n’est plus que le spectateur impuissant de cette déréalisation du sujet.
- Coudre là où ça a craqué
Pourtant, quelque chose demeure. Un souffle. Une scansion. Une hésitation. Un blanc dans la phrase de chaque patient. Et c’est là que ma clinique se tient.
Je ne cherche plus à interpréter dans le grand style freudien. Je ne prétends plus construire une généalogie du symptôme. Je fais un autre travail : un travail d’aiguille. Un travail d’artisan, de couturier, de chirurgien — comme le disait Freud lui-même. Ce que je repère dans la parole, ce sont les coupures, les scansions, les failles. C’est là, dans ces petits vides, que j’insère mon geste. Non pas pour recoudre dans le sens d’un « moi unifié », mais pour repriser, rejouer une suture là où ça a craqué.
Aujourd’hui, le moi n’est plus un édifice solide mais une mosaïque éparpillée. Il ressemble davantage aux tables brisées de Moïse qu’à une architecture freudienne classique. Et c’est dans ces morceaux, parfois tranchants, parfois absents, que se cache encore la possibilité d’un travail analytique. Non pas pour restaurer l’unité, mais pour lui rendre son pouvoir de fissure.
Conclusion : Dans ce monde saturé de chiffres, de mots d’ordre, de discours, il reste à faire entendre, parfois contre tous les vents, la petite voix trouée du sujet. Ce n’est pas une voix forte. Ce n’est même pas une voix continue. C’est un accroc, un silence, une pointe. C’est là que l’analyste intervient. Non comme un maître, ni comme un soignant, mais comme un couturier du sens, à même de rapiécer le symbolique pour que, peut-être, un jour, un sujet ose dire « je » — hors des murs, hors des numéros.
Thierry-Auguste Issachar