- La réalité cruelle de la sublimation
Dans l’ordre du fantasme, la sublimation apparaît comme un idéal, une échappatoire aux tensions du conflit psychique. Le poète, nous dit Freud, rêve en plein jour : il prend son désir pour la réalité, offrant à nos esprits fascinés la perspective d’une élévation possible, d’un dépassement des affres de la sexualité. Pourtant, dans la réalité, la gerbe du vieillard est avare et haineuse.
Lorsque l’on y réfléchit, la beauté se révèle être l’expression suprême de la pulsion de mort, le désir d’un retour à l’immaculé, à un corps purifié des tourments de la sexualité. Si Freud a fait de l’Œdipe le point nodal de son exploration de l’inconscient, c’est précisément parce qu’il marque l’entrée dans l’ordre du sexuel et des conflits qui l’accompagnent.
Mais croire que cette métaphore de la sublimation est à la portée de tous est une illusion criminelle. Aucun d’entre nous ne sera jamais « poète assez ». Lacan en a payé le prix. L’incapacité à sublimer enferme le sujet dans un repli sur soi, une rétraction de la libido d’objet vers une libido purement narcissique. Freud nous l’a enseigné : cet isolement défensif est à l’origine de toutes nos pathologies. Lorsque le langage échoue à maintenir le lien à l’objet, la rétraction devient irrémédiable.
- Nietzsche et l’idéal stoïcien : entre sublimation et exclusion
Nietzsche, que Freud refusa de lire, incarne pourtant un idéal stoïcien qui n’est pas sans écho avec la question psychanalytique. Dans La Naissance de la tragédie, il oppose le monde apollinien, fait d’ordre et d’harmonie, au chaos dionysiaque de l’excès et de l’ivresse. À terme, l’ordre doit triompher du chaos. L’éternel retour est la manifestation même de la pulsion de mort : une répétition qui récuse toute morale du renoncement et célèbre celui qui dit oui à l’existence, malgré ses épreuves.
Celui qui accepte l’éternel retour est celui qui ne cède jamais sur son désir, qui surmonte les obstacles et se dépasse lui-même. Mais ce mythe du surhomme est impitoyable : il condamne à l’exclusion et à la mort ceux qui ne parviennent pas à sublimer, ceux qui échouent à faire ce travail du rêve, à s’ériger en maîtres de la sublimation.
De retour des États-Unis, après avoir effleuré le mirage de l’American Dream, Freud comprend que la réalisation du rêve se paie au prix fort : lorsque le désir atteint son terme, il enfante un monstre. De même, si Lacan a su sublimer la psychanalyse en lui offrant une structure nouvelle, c’était bien pour former des analystes capables d’interpréter le rêve, d’entendre le désir dans toute son opacité — et non pour qu’ils cherchent à le réaliser. Car un rêve réalisé, c’est un rêve qui s’effondre.
Thierry-Auguste Issachar