La psychanalyse est la seule matière au monde à ne pas être issue d’une école, d’un discours de maître, mais élaborée à partir d’un autre discours, d’un discours de vérité : celui de l’hystérique. C’est sans précédent… Absolument inédit ! Dès sa fondation, la psychanalyse n’a jamais eu vocation à être enseignée, à former des disciples, à l’instar de toutes les disciplines d’inspiration philosophique : étant foncièrement laïque, elle ne pouvait donc que se découvrir. En fait, elle n’a jamais eu cette vocation jusqu’à l’enseignement proposée par Lacan !
Tout le génie de Freud est d’avoir pris ce discours de l’hystérique à la fois très au sérieux, de lui avoir fait totalement crédit contrairement aux hommes de son temps, sans pour autant le prendre pour argent comptant, cash, ouvrant ainsi la voie de l’exploration d’un au-delà de ce discours. Freud ne demandait pas spécialement à ses patientes hystériques de lui dire ce qu’elles savaient, c’est-à-dire ce qu’elles dissimulaient à autrui, comme c’était l’usage dans les cabinets médicaux ou dans les confessionnaux. Non, Freud leur demandait surtout de lui dire exactement, avec franchise, ce qu’elles ne savaient pas, c’est à dire tout ce qui pouvait sortir de leur travail d’introspection et ce, en respectant la sacro-sainte règle de l’association libre. En d’autres mots, Freud s’intéressait non pas au savoir des hystériques en lui-même mais au savoir, insu d’elles-mêmes, qu’elles avaient, malgré elles, délégué au maître depuis plus de 4 000 ans. Malheureusement, il manquait à Freud, non pas la clé, mais le trou de serrure pour élucider une bonne fois pour toute ce Parthénon hystérique, soit un tout petit barillet que va lui offrir Lacan : l’objet a !
Pour Freud, la psychanalyse n’était qu’une techné au sens aristotélicien du terme, c’est à dire un art, certes absolument majeur selon lui, mais bel et bien une pratique, une technique. Et tout le talent de Lacan, je dirais même son coup de maître, a été de chercher à l’élever au rang d’un discours pour qu’il puisse être confronté aux autres discours et ainsi être enfin audible.
Encore fallait-il savoir « techniquement » l’élaborer ! Et c’est ce qu’il va tenter de faire à travers son séminaire l’Envers de la psychanalyse…
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Alors que Freud considérait l’hystérique comme une figure de la vérité, Lacan, lui, en a fait une figure de la jouissance. Et lorsqu’il élabore ses formules de la sexuation à partir de la fonction phallique, il fait de l’hystérique le support même de la quantification. Si la castration se définit d’une articulation entre semblant et jouissance, le sujet névrosé y échoue toujours : il ne peut l’appréhender autrement que par l’évitement. Le sujet hystérique évite la castration par le refus du corps, qui se manifeste comme un double refus : à la fois refus du corps de l’Autre, celui de l’homme, et refus de son propre corps.
L’hystérique refuse d’être une femme. Ce que l’hystérique refoule, dit-on, c’est la jouissance sexuelle dite phallique. En réalité, précise Lacan, elle promeut la jouissance comme un absolu. Et, conclut-il, c’est bien parce que cette jouissance ne peut être atteinte qu’elle en refuse toute autre. Elle ne peut se contenter du fantasme, qui nourrit d’autant plus son insatisfaction et qui la rend prisonnière de celui de l’homme. Elle ne se satisfait pas de désirer parce qu’elle veut jouir.
La relecture du cas Dora, que fait Lacan dans son séminaire l’Envers, montre que le fantasme hystérique vise un Autre absolu, non marqué par la castration. Il s’agit de faire exister un Père tout-puissant, non pas ce minable père de l’Œdipe, mais le Père mythique de la horde. Et c’est d’ailleurs ce mythe bizarre, barbare et archaïque, d’un père jouisseur, violent et incestueux que Freud va découvrir au contact de l’hystérique, notamment en abandonnant sa théorie de la séduction : ce père incestueux et jouisseur n’était en réalité qu’un fantasme, une chimère !
Un abîme s’ouvre alors entre la jouissance absolue, celle du Père mythique que l’hystérique promeut, et la jouissance relative qui suppose d’en passer par l’homme, celle que l’hystérique dévalue, voire méprise.
C’est pourquoi Lacan a pu dire de la jouissance féminine qu’elle est Autre, supplémentaire au sens où elle excède la castration, soit la jouissance du « Un » qui ne peut se fragmenter ni se résorber dans le signifiant, et qui se répète à l’infini…
C’est en faisant du discours hystérique son fil d’Ariane que Lacan dégage la logique du « Pas-tout phallique », « Autre » qui spécifie la position féminine. C’est parce qu’elle n’est « Pas-toute », que le désir de l’hystérique se soutiendra toujours d’être insatisfait.
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Comme Lacan l’affirme, le discours analytique s’instaurera un jour de la restitution de sa vérité à l’hystérique, qui n’a rien à voir avec le théâtre, la mascarade auquel on l’identifie encore aujourd’hui malheureusement. Ce n’est pas « l’hystérique en personne » qui importe à Lacan dans ce séminaire « l’envers », mais le développement logique d’un discours qu’il nous invite à suivre pour y distinguer vérité, savoir et jouissance. Les impasses qu’elle incarne, entre refus du corps et jouissance de la privation, doivent donc être abordées à partir de la logique lacanienne d’un réel sans loi et non plus d’une loi sans réel, c’est-à-dire de passer d’une logique phallique de forclusion de la castration (roc freudien de la castration) à celle d’une forclusion de la jouissance (roc lacanien de la jouissance). C’est un renversement sans précédent mais néanmoins nécessaire que nous propose Lacan afin d’élever la psychanalyse au rang d’un discours et pour cela il va articuler le discours de l’hystérique au discours du maître et faire appel à la dialectique hégélienne.
> Le discours du maître
Un maître désire que ça marche, il n’est pas spécialement animé du désir de savoir : il donne l’ordre S1 et point barre ! L’essence du maître, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il veut, la vérité de son désir est masquée. Le maître antique renonce à sa jouissance pour assurer sa fonction. C’est l’autre, l’esclave en S2, qui en a les moyens et il détient un savoir sur la jouissance qui intéresse le maître. Dès lors, pas de rapport mais une barrière entre la cause du désir et ce qui constitue sa vérité. Cependant, quelque chose est dû et doit être rendu au maître sous la forme du plus de jouir nous dit Lacan : la plus-value !
> Le discours de l’hystérique
A la différence du couple antique, l’hystérique n’est pas vraiment l’esclave au sens où elle ne livre pas son savoir : non pas qu’elle refuse de le livrer mais elle en est bien incapable. En interrogeant le maître à partir de sa division, elle suscite la production d’un savoir sur la vérité. Et si l’hystérique cherche un maître, c’est un maître châtré qui ne gouverne pas et sur qui elle règne, dit Lacan. En effet, il n’en sait jamais assez et aucun S2 ne vient donner le fin mot de la cause de son désir qui lui échappe toujours. Et c’est en démasquant le maître que l’hystérique en dévoile la fonction de simple instrument. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Lacan a toujours qualifié le maître de « cocu magnifique » de l’histoire. Et même le grand génie que fut Freud en a fait les frais, notamment en se faisant congédier comme un vulgaire petit employé par Dora…
Tant que le maître était antique, l’hystérique arrivait toujours à s’en sortir en le faisant échouer ou en le rendant cocu. Mais malheureusement aujourd’hui, elle ne sait plus à quel saint se vouer du fait de la profonde mutation du discours du maître, notamment celui de la médecine, conséquence d’une copulation criminelle avec la science. Ladite science ne fonctionne aujourd’hui qu’au bénéfice du maître, d’un maître qui réussit nous dit Lacan, qui a réussi à faire glisser vers lui, tout simplement tout l’appareil du savoir, comme s’il en était lui-même l’origine : pas seulement les S1 mais aussi tous les S2 ! Avec ce discours technique de la science, le discours du maître se réduit, voire se confond avec celui de l’université. Ainsi, il n’est plus un simple discours performatif, un discours qui marche, mais se réclame maintenant d’un savoir. D’où l’urgence que voyait Lacan, d’élever au plus vite la psychanalyse au rang d’un discours !
> Le discours de l’université
« Vous êtes des unités de valeur (…) une plus-value incarnée (…) une plus-value comptable », dit Lacan moqueur aux étudiants révolutionnaires de Vincennes. Il leur assène le fait que la réforme de l’université, tant décriée, met finalement les choses au clair. Lacan montre comment la réduction du discours du maître au discours de l’université, loin de générer du savoir, produit uniquement de la culture, des thèses, des publications, donc des enseignants qui feront à leur tour travailler des « astudé » dociles, qui deviendront des enseignants et ainsi de suite... Il compare l’étudiant au prolétaire du système capitaliste, à un pauvre type qui, en participant à cette accumulation du plus de jouir ne fait que nourrir, entretenir le système.
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> Le discours de l’analyste
Ainsi, la logique qui consistait à occuper fictivement la place de maître, tout au moins à porter le masque du sujet supposé savoir, ne suffirait peut-être plus à faire advenir le savoir inconscient de l’hystérique dont elle a, je vous le rappelle, une sainte horreur. Mais faut-il pour autant enterrer cette fiction comme certaines personnes, très charitables, nous incitent à le faire aujourd’hui ? Certainement pas, nous dit Lacan !
Il va alors faire allusion, dans l’envers de la psychanalyse, à un autre style de signifiant maître, un peu moins bête en tant que c’est là tout ce qui supporte, d’un certain savoir, le réel : Freud disait de la science, telle qu’elle était déjà pratiquée à son époque, qu’elle était lacunaire, foncièrement inexacte, au sens où elle ne tenait pas compte de l’inconscient, du refoulé propre à chaque scientifique et du transfert non résolu de ce dernier à son maître.
C’est précisément dans la mesure où le travail de la vérité démontre ce sur quoi elle s’oriente, soit cet impossible du réel, qu’il y aurait une chance pour un discours qui ne serait pas du semblant nous dit Lacan. Cet impossible, c’est ce qui ne marche pas, c’est ce qui ne va pas tout seul dans le discours du maître, c’est à dire ce qui ne fait pas rapport, soit le plus de jouir !
De « ce plus de jouir, on ne sait qu’en faire » nous dit Lacan, et c’est précisément de cela qu’il y a un enseignement à tirer. En premier lieu, un enseignement pour les analystes eux-mêmes dans la mesure où ils sont les responsables du dispositif. En effet, la condition requise pour que l’analyste ne vire pas au maître, ce serait de soutenir la position du plus de jouir, en place d’agent que j’entends ici non pas comme une jouissance Autre, supplémentaire et absolu, mais bien comme une privation de jouissance. Mais comment faire tenir le discours analytique face aux autres discours, et surtout comment ne pas retomber dans les pièges du maître ou de sa variante universitaire ?
Contrairement aux apparences, « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse – insistait Lacan dans un discours qui ne serait pas du semblant – Il est où se démontre la torsion propre du discours de la psychanalyse : ce qui fait que ce discours fait poser la question d’un « endroit » et d’un « envers » (cf bande de Moebius), puisque vous savez l’importance de l’accent qui est mis dans la théorie, dès son émission par Freud, l’importance de l’accent qui est mis sur la double inscription». Il souligne, en effet, que le discours analytique ne produit rien d’autre que le discours du maître et que le S1 vient à la place de production (à la place du produit dans le schéma du discours de l’analyste).
Ne serait-ce pas tout simplement le discours de l’hystérique l’envers de la psychanalyse que cherchait Lacan dans son séminaire ? Mais un discours de l’hystérique absolument parfait, c’est-à-dire pris pour celui du maître ?
Le discours de Lacan ne serait-il donc pas finalement l’envers de la psychanalyse, soit le moule qui forme le discours de l’analyste, voire l’analyste lui-même ?
Affaire à suivre…
Thierry-Auguste Issachar