Jacques Lacan a toujours affirmé faire retour à Freud, mais il serait plus précis de dire qu’il y revient comme on revient sur une scène de crime : sur les lieux, pour y relever les indices d’une vérité enfouie, dissimulée sous les couches du savoir institué.
Ce retour est tout sauf nostalgique. Il se fait au prix d’un écart radical, à travers ce que Lacan appelle lui-même un « démenti ». Or ce terme n’est pas anodin : il renvoie directement à la Verleugnung, ce mécanisme de défense freudien si particulier, à la fois reconnaissance et rejet de la réalité : vous trouverez une belle illustration de cette verleugnung dans le Colonel Chabert de Balzac. Le rapport de Lacan à Freud est de cet ordre : il reconnaît Freud comme maître, et en même temps il le désautorise. À la manière du fétichiste freudien, il dit « oui » à Freud tout en agissant comme si c’était « non ». C’est cette logique paradoxale qui structure le démenti lacanien.
Un premier exemple majeur de ce démenti est la conception de l’inconscient. Chez Freud, l’inconscient est un espace psychique qui échappe au langage. Il se manifeste dans les ratés de la parole, les lapsus, les actes manqués, les symptômes, mais il n’est jamais totalement symbolisable. Freud le définit comme un « savoir non su » qui se heurte à la censure. En d’autres termes, l’inconscient résiste à la mise en mots. Lacan renverse cette perspective : pour lui, « l’inconscient est structuré comme un langage ». Il n’est pas ce qui résiste au symbolique, mais ce qui y prend naissance. Là où Freud voyait un fond obscur de pulsions, Lacan introduit une logique du signifiant. L’inconscient parle, et il parle une langue faite de métonymies, de métaphores, de chaînes signifiantes. Le démenti est ici net : Lacan réadmet Freud pour mieux le subvertir.
Un autre point de torsion concerne la notion de surmoi. Freud décrit cette instance comme l’héritage de l’interdiction parentale, une autorité morale internalisée. Le surmoi freudien dit : « Tu ne dois pas. » Chez Lacan, cette voix impérative prend une tournure radicalement différente : elle dit « Jouis ! » Le surmoi devient une injonction paradoxale à transgresser, à dépasser la loi, à dérégler la jouissance. Il pousse le sujet à jouir là même où il souffre. Ce déplacement illustre bien le geste lacanien : le renversement dialectique d’une fonction psychique en sa face obscure. Le démenti n’est pas un effacement, mais une révélation par retournement.
Ce rapport à Freud prend toute sa dimension dans la manière dont Lacan reprend à son compte le concept même de Verleugnung. Freud le réserve principalement au fétichisme : face à la castration féminine, le sujet ne peut admettre la réalité qu’à la condition de la nier. Il y a reconnaissance de l’absence et simultanément son rejet. Cette double posture entraîne un clivage du moi (Ich-Spaltung). Lacan reprend cette logique pour penser l’acte analytique lui-même. L’analyste est celui qui dément le savoir supposé du patient, qui refuse de l’endosser, pour que surgisse une vérité non-sue du sujet. L’acte analytique est une Verleugnung du savoir prétendu, un refus d’y croire, pour permettre au réel de faire effraction. C’est une position éthique de démenti, de « louche refus », comme il le formule.
Lacan va plus loin encore : la Verleugnung devient un modèle logique de la contradiction dans l’inconscient. Freud affirmait que l’inconscient ignorait la négation. Lacan, lui, montre qu’il existe une autre négation que le « non » : celle qui affirme en niant, qui maintient une représentation en la barrant. C’est la logique du fantasme, où le sujet peut dire « je sais bien, mais quand même ». Là encore, Lacan ne contredit pas Freud, il déplace sa pensée dans un régime plus subtil, où le vrai et le faux coexistent, où le sujet est toujours divisé.
Ce geste paradoxal, qui consiste à démentir Freud pour mieux le lire, s’inscrit dans une pensée de la structure : là où Freud introduisait des forces, des instances, des conflits psychiques, Lacan substitue des places, des fonctions, des signifiants. L’inconscient n’est pas un lieu obscur, c’est une chaîne de signifiants. Le symptôme n’est pas un compromis pulsionnel, c’est un message codé. Le réel n’est pas l’obstacle à la satisfaction, c’est ce qui ne cesse de ne pas s’inscrire ou s’écrire.
En somme, le démenti de Lacan n’est pas une rupture, mais un clivage : il garde Freud vivant en le divisant. Lacan ne s’oppose pas à Freud, il le « Verleugne ». Il crée un Freud-lacanien, symptôme d’un savoir refoulé que seule une lecture de biais peut faire surgir. Ce que Freud a pressenti, Lacan le révèle en introduisant la logique, le langage et le réel comme nouvelles boussoles de la psychanalyse.
Démentir Freud, chez Lacan, c’est paradoxalement lui être fidèle : en faire un symptôme à interpréter, plutôt qu’un dogme à répéter…
Thierry-Auguste Issachar