Lacan n’a cessé de montrer que le langage n’est pas un simple instrument de communication, mais qu’il structure l’inconscient lui-même. Parmi les phénomènes grammaticaux qui permettent de saisir cette idée, le « ne » explétif occupe une place singulière.
Il ne modifie pas le sens apparent d’une phrase, mais il en marque pourtant une forme d’altérité, un décalage dans l’énonciation.
Or, ce « ne » superflu, insignifiant en soi, précède et conditionne les aphorismes lacaniens les plus décisifs : « l’inconscient est structuré comme un langage » (l’inconscient n’est « pas sans » structure), « il n’y a pas de rapport sexuel », « la femme n’existe pas ». Il manifeste dans le langage même ce qui, dans l’inconscient, fait énigme.
Un signifiant du manque
Le « ne » explétif n’est pas un négateur : son emploi après certains verbes (« Je crains qu’il ne vienne ») ou dans des comparaisons (« Il est plus grand que tu ne le crois ») ne change pas le sens affirmatif de la phrase. Pourtant, il ajoute quelque chose, une présence de l’absence. Il est la trace d’une possibilité, d’une hypothèse qui ne s’affirme jamais tout à fait.
Lacan nous enseigne que le langage fonctionne toujours sur la base d’un manque. Ce que nous disons est structuré par un écart, une incomplétude qui se retrouve au cœur du désir. Le « ne » explétif est exemplaire à cet égard : il souligne ce qui pourrait être dit autrement, ce qui demeure en suspens. C’est en ce sens que l’on peut dire que « l’inconscient est structuré comme un langage » : il est régi par des traces signifiantes qui ne désignent jamais directement leur objet, mais qui le bordent, l’esquivent.
Le « ne » et l’absence de rapport sexuel
On retrouve la fonction de cet « effacement signifiant » dans un autre aphorisme central de Lacan : « il n’y a pas de rapport sexuel ». Ici encore, l’affirmation semble paradoxale et produit un effet de vide. L’absence de rapport sexuel, chez Lacan, ne signifie pas qu’il n’existe pas de relations sexuelles, mais que l’articulation symbolique entre les sexes est marquée par une faille. L’Autre sexuel n’est jamais totalement accessible dans le langage, il y a toujours un écart, une métaphore qui se substitue à une impossible présence.
Or, c’est précisément ce que montre le « ne » explétif : il signale une place vide, une attente qui ne se résout pas, une sorte d’imminence qui ne se réalise jamais pleinement. Ce qui est dit reste hanté par ce qui aurait pu être dit autrement. La structure du désir repose sur cette même dynamique : il est toujours en quête d’un objet qui se dérobe.
Conclusion : le « ne » explétif, matrice du discours lacanien
Le « ne » explétif, en ce qu’il marque une absence tout en laissant subsister un effet de présence, est un paradigme du fonctionnement du langage tel que Lacan le conçoit. Il incarne le régime signifiant de l’inconscient, où ce qui manque détermine ce qui se dit, et structure le désir dans son impossible assomption.
C’est à partir de ce même décalage que se formulent les aphorismes lacaniens : « l’inconscient est structuré comme un langage » parce que, comme le « ne » explétif, il fonctionne par trous et suppléances. « Il n’y a pas de rapport sexuel » car, à l’instar de cette particule grammaticale, la rencontre avec l’Autre est toujours décalée, prise dans un jeu de références inaccessibles.
Ainsi, dans ce signe en apparence inutile qu’est le « ne » explétif, se lit la trace de tout ce qui ferait le champ du désir et de la parole psychanalytique.
Thierry-Auguste Issachar