1. Le soupçon socratique : une méfiance envers l’écriture

 

Socrate n’a rien écrit. Pas un mot. Lui, le père de la philosophie occidentale, a préféré le dialogue vivant à la trace écrite. Tout ce que nous savons de lui, nous le devons à ses disciples — Platon en tête — qui ont fixé sa parole dans leurs propres mots.

Dans le Phèdre, Socrate fait part d’une méfiance radicale envers l’écriture, à travers le mythe de Thot. Le dieu égyptien, inventeur de l’écriture, vient présenter son œuvre au roi Thamous, la décrivant comme un remède à l’oubli. Mais Thamous voit dans l’écriture non pas un remède, mais un poison. Elle n’est pas un outil pour renforcer la mémoire, mais une ruse qui dispense de l’effort de se souvenir.

Deux critiques majeures se dégagent :

  1. L’écriture est muette : elle ne répond pas, ne se corrige pas, ne s’ajuste pas à l’autre. Elle peut être mal lue, interprétée à contresens. Elle devient, pour Socrate, un savoir mort, privé de vie.
  2. L’écriture donne une illusion de savoir : au lieu de s’approprier la pensée, l’individu s’appuie sur une béquille extérieure. La sagesse devient façade. Le savoir, simple accumulation.

Mais ce que Socrate ne voit pas, ou ne veut pas voir, c’est que l’écriture n’est pas seulement un moyen de transmettre le savoir — c’est un mécanisme de défense contre l’inconscient.

 

2. Le point de vue freudien : l’écriture comme digue contre le chaos pulsionnel

 

Pour Freud, l’inconscient est un réservoir de pulsions, un lieu où s’agite une énergie sans forme ni morale. La tâche de la culture — et donc du langage — est de canaliser cette énergie. De la lier. De la rendre tolérable. Le processus civilisateur est, en grande partie, un travail de mise en forme du chaos intérieur.

Dans cette perspective, l’écriture est une digue, un barrage dressé contre le retour du refoulé. Elle est un espace où les pulsions peuvent se transformer, se déguiser, trouver une issue acceptable. On ne combat pas le « ça » de front : on le contourne, on le déplace, on le met en récit.

Ainsi, l’écriture n’est pas seulement un outil de mémoire, mais un lieu de sublimation. Écrire, c’est faire œuvre de culture : c’est arracher une forme à l’informe, un sens à la poussée pulsionnelle. C’est contenir ce qui menace de déborder.

Socrate redoutait que l’écriture fige la pensée. Mais ce figement est parfois nécessaire pour ne pas sombrer. Car si l’écrit est figé, c’est aussi parce qu’il fait tenue. Il contient, il retient, il transforme.

 

3.  Ferveur, mystique et écriture : sublimer plutôt que sacrifier

 

Quand le langage échoue, une autre voix surgit : la voix mystique. René Girard a montré que la société humaine canalise sa violence par le sacré. Le sacrifice devient structure. Mais lorsque cette structure s’effondre — ou lorsqu’elle est court-circuitée — le désir se déchaîne. La ferveur mystique devient alors le substitut d’un ordre symbolique défaillant.

Freud, dans L’Avenir d’une illusion, voyait dans la religion une tentative de traiter l’angoisse — l’angoisse de castration, de mort, de solitude. Une tentative de faire tenir du sens là où il n’y en a pas.

Mais la mystique, si elle ne rencontre pas le langage — c’est-à-dire si elle ne passe pas par l’écriture — risque de basculer dans la fusion, le délire, voire la violence. Le « sentiment océanique », selon Freud, n’est pas un état supérieur : il est le symptôme d’un moi mal différencié, morcelé et menacé par la confusion entre dedans et dehors, entre soi et le monde.

L’écriture, elle, trace une frontière. Elle sépare. Elle distingue. Elle recolle les morceaux. Elle permet à la mystique de ne pas devenir folie. À la ferveur de ne pas se transformer en sacrifice, notamment humain. Elle est ce lieu paradoxal où la perte peut se dire — sans que le sujet s’y perde.

 

4. L’écriture comme œuvre de culture

 

Freud disait : « Là où le ça était, le je doit advenir. » Mais ce Je ne peut advenir que s’il a un lieu pour écrire son histoire. L’écriture n’est pas l’ennemie de la pensée : elle en est la condition de possibilité.

Elle est ce que Freud nomme une formation de compromis : elle ne supprime pas le pulsionnel, elle le traite. Elle ne dissout pas le symptôme, elle le fait parler.

Ce n’est donc pas dans la parole vivante que se joue la vérité du sujet — ou pas seulement. C’est dans ce rapport différé, travaillé, réécrit, que permet l’écriture. Elle est le temps second de l’après-coup (Nachträglichkeit), où quelque chose du refoulé peut remonter, mais dans une forme traitable. Une forme lisible.

 

Conclusion — Écrire pour ne pas céder à la pulsion

 

Socrate voyait dans l’écriture une trahison du vivant. Freud, lui, y aurait vu une élaboration du pulsionnel. L’écriture n’est pas un tombeau de la pensée : elle est ce qui permet de ne justement pas mourir de sa propre pensée.

Écrire, c’est dresser une digue face à l’inconscient. C’est transformer la poussée de la pulsion en forme, en récit, en pensée. Ce n’est pas sauver le sujet de lui-même, c’est l’exposer autrement à ce qui le travaille — en différant constamment l’effraction : l’écriture n’est pas un salut, mais un procédé de contenance, un poison administré à petites doses, pour que le sujet tienne face à ce qui le déborde.

C’est pourquoi, même muette, l’écriture parle — et mieux encore, elle fait parler. Elle ne garantit pas le savoir, mais elle permet à la vérité de se frayer un chemin. Pas toute, certes. Mais assez pour que le sujet s’en soutienne…

 

Thierry-Auguste Issachar