1. Introduction : Le paradoxe statistique du sujet

 

Dans l’expérience quotidienne, chacun se vit comme un être singulier. Singulier dans ses choix, dans ses désirs, dans ses errements. La psychanalyse, en ce sens, ne traite jamais que du cas par cas : elle ne connaît ni normes, ni groupes, ni classes — elle accueille un sujet à chaque fois inédit, traversé de symptômes qui ne relèvent d’aucune moyenne. Et pourtant, ce même sujet entre malgré lui dans des régularités collectives qui défient toute prétention à la liberté : régularités de comportement, d’achat, de vote, de sexualité, de maladie, de décès.

C’est le paradoxe : comment un sujet irréductiblement singulier obéit-il à des lois statistiques comme la loi des grands nombres, au point que son destin semble se fondre dans des courbes déjà écrites ? Comment expliquer que, d’une année sur l’autre, hors événement exceptionnel, le nombre de suicides, d’accidents de la route, de morts naturelles reste sensiblement le même, comme si une logique impersonnelle assignait silencieusement chacun à sa place dans le tableau ? Peut-on penser, avec Freud, qu’il y a dans la vie psychique une forme de destin qui ne doit rien à la volonté ?

La statistique, en tant que discours, ne dit rien de la vérité du sujet. Elle énonce des fréquences. Elle ne vise ni le sens, ni l’intention, ni l’histoire. Elle classe, elle agrège, elle mesure. Et pourtant, son efficacité est redoutable : à partir d’un échantillon de mille personnes, elle peut prédire le résultat d’un scrutin national. À partir de la fréquence d’un symptôme, elle modélise des comportements collectifs. Ce savoir sans sujet réussit là où la parole individuelle échoue souvent à se dire.

Freud, dans Trois essais sur la théorie sexuelle, notait avec surprise combien les faits de la vie sexuelle, malgré leur prétendue singularité, « se répètent avec une régularité étonnante ». C’est là peut-être une première rencontre entre psychanalyse et statistique : il existe des lois qui dépassent la conscience, des récurrences qui s’imposent aux désirs comme aux corps, sans être pour autant naturelles. Le désir n’est pas libre, il est structuré — et dans cette structure, il y a du chiffre.

Dès lors, une question se pose : faut-il voir dans la loi des grands nombres une forme moderne de destin ? Un destin sans sujet, sans intention, mais dont la régularité s’impose à chacun comme une évidence — jusqu’à ce que le symptôme vienne y faire trou ?

 

  1. Loi des grands nombres et pulsion de mort : l’invariant du collectif

 

Si le sujet échappe au calcul, le collectif, lui, semble y obéir avec une docilité presque effrayante. Les démographes, les assureurs, les gouvernements, les instituts de sondage le savent : les morts, les naissances, les divorces, les suicides… tout cela suit des courbes. En dehors des événements extrêmes — guerre, pandémie, catastrophe — les chiffres annuels de ces phénomènes varient peu. Ils se répètent, comme si une main invisible en garantissait la stabilité.

Ce constat, ancien en sociologie, a frappé les esprits dès le XIXᵉ siècle : comment expliquer que, dans un pays, année après année, un nombre quasi identique de personnes se suicident ? Qu’il y ait tant d’enfants nés, tant d’accidents, tant de crimes ? Ce n’est plus un individu qui meurt, c’est « une mort statistique » qui se réalise, selon une logique qui échappe à chacun mais s’impose à tous.

La psychanalyse ne peut rester sourde à cette régularité. Car elle aussi, dès Freud, a pointé l’existence en chacun d’une force obscure, sourde, insistante : la pulsion de mort. Ce concept, longtemps controversé, n’est pas une théorie du suicide, ni même une pathologie du morbide : c’est, selon Freud, ce qui pousse tout vivant à tendre vers l’inorganique, à répéter, à revenir en arrière, à se saboter, parfois à s’éteindre. Une compulsion sans finalité, mais à la logique implacable.

Or cette compulsion de répétition n’est pas réductible au niveau individuel. Elle a, pourrait-on dire, une portée collective. Si le symptôme névrotique est toujours singulier, la logique qui sous-tend la répétition est la même pour tous. Lacan dira que la pulsion de mort est ce qu’il y a de plus réel dans le sujet : ce qui ne cesse pas de s’écrire. Et ce qui « ne cesse pas de s’écrire », c’est aussi ce que visent les lois statistiques.

C’est ici que se dessine un rapprochement inattendu : et si la loi des grands nombres était l’autre nom, en langage mathématique, de ce que Freud appelle pulsion de mort ? Non pas une intention maligne, mais une logique répétitive, un automatisme collectif — une structure vide dans laquelle les existences viennent s’insérer sans le savoir. Ce qui meurt chaque année, ce ne sont pas des individus choisis, mais une part invariante de la population, comme si le collectif portait en lui un programme de disparition.

La statistique, en disant : « il y aura x morts cette année », ne prophétise rien. Elle enregistre un réel — celui d’une répétition sans sujet. Mais la psychanalyse peut y lire autre chose : non pas une fatalité, mais une structure. Un savoir insu qui organise les conduites, les errements, les disparitions. Une écriture sans scribe.

 

  1. L’individu pris dans la courbe de Gauss : normalité et norme

 

La courbe de Gauss — ou courbe en cloche — est l’une des représentations les plus célèbres de la statistique. Elle dessine une forme simple, presque rassurante : au centre, la majorité ; sur les côtés, les extrêmes. Elle organise le monde en termes de fréquence, avec une élégance mathématique qui semble refléter un ordre naturel. On parle alors de distribution « normale », et l’adjectif n’est pas neutre : il fait glisser insensiblement la mesure vers la norme.

Mais que veut dire « normal », du point de vue de la psychanalyse ? Certainement pas ce que signifie « central » dans une distribution statistique. Le « normal », pour le psychanalyste, n’est ni la moyenne, ni la majorité. Il n’est même pas souhaitable. La normalité, dans la logique psychanalytique, est un fantasme social, un idéal imaginaire auquel chacun se mesure sans jamais y correspondre.

La courbe de Gauss produit une fiction de régularité. Elle dit : « voici comment se répartissent les tailles, les QI, les comportements sexuels, les âges de la mort, les salaires, les performances scolaires… » Mais ce qu’elle occulte, c’est que tout sujet, quel que soit son emplacement dans la courbe, ne s’y reconnaît jamais vraiment. Être « dans la moyenne » ne signifie rien pour l’inconscient. La norme statistique ne dit rien du symptôme.

C’est là un point crucial : la statistique opère par écrasement de la différence subjective. Elle homogénéise. Elle réduit le sujet à une variable, une donnée parmi d’autres. Or la psychanalyse ne connaît que des singularités. Freud, dans son écriture même, n’a cessé d’opposer le cas à la loi. Et Lacan, en déclarant que « la normalité est une perversion » (Séminaire XVI), pousse cette critique plus loin encore : l’idée de norme universelle est elle-même un symptôme.

La courbe de Gauss peut être utile, mais elle est toujours en-deçà du réel du sujet. Elle ignore les ruptures, les sauts, les déraillements. Elle ne dit rien de ce qui échappe à la distribution, de ce qui fait trou dans la série. Le symptôme, lui, n’est jamais gaussien. Il est toujours singulier, toujours non réductible. Il se loge précisément là où la courbe ne dit plus rien.

Mais il faut aller plus loin : le sujet n’est pas seulement ignoré par la courbe — il y est pris. Pris dans une logique de comparaison, de positionnement, d’évaluation. Pris dans un imaginaire social où chacun se rêve plus proche du centre, plus conforme à l’idéal moyen. Et c’est là que la norme blesse : non pas parce qu’elle opprime, mais parce qu’elle crée un manque — une illusion de devoir s’y conformer.

La psychanalyse ne combat pas la courbe. Elle en révèle le fantasme. Et elle rappelle que ce fantasme de la normalité est toujours, à un moment ou à un autre, traversé par le symptôme — ce reste, ce déchet, ce point qui ne s’inscrit pas dans la belle cloche de la régularité.

 

  1. Le sondage comme fiction du savoir : sujet supposé savoir… voter

 

Un sondage interroge mille personnes, et prétend dire ce que vont faire des millions. Il annonce, avec une précision de quelques pourcents, qui sera élu, quelle réforme sera acceptée, quel produit sera acheté. Et souvent, il dit vrai. Le scandale est là : comment est-il possible qu’un si petit échantillon dise si bien la vérité du grand nombre ? Qu’un fragment suffise à représenter un tout ? Le sujet individuel, ici encore, semble absorbé dans une logique collective qui le dépasse.

Mais que fait un sondage ? Il suppose que les comportements sont régis par des tendances, des préférences stables, des réflexes partagés. Il suppose qu’en interrogeant une poignée d’individus « représentatifs », on peut reconstituer la réponse du groupe tout entier. Autrement dit, il s’appuie sur une forme de savoir sans sujet. Il ne cherche pas à comprendre pourquoi les gens votent comme ils votent, mais seulement à anticiper ce qu’ils feront, agrégés, silencieux, modélisables.

La psychanalyse, en revanche, ne croit pas à la transparence des opinions. Elle sait que ce que l’on dit ne coïncide pas avec ce que l’on veut. Que le désir ne suit pas les choix déclarés. Que ce qu’un sujet affirme savoir de lui-même est souvent un leurre. Dès lors, la prétention du sondage à dire la vérité d’un peuple à partir de quelques cases cochées ne peut être qu’une fiction. Mais une fiction opératoire.

On peut ici faire un parallèle éclairant avec la figure lacanienne du sujet supposé savoir. Dans le transfert, le patient suppose que l’analyste sait — sait ce que signifient ses paroles, ses lapsus, ses rêves. Ce savoir n’est pas réel, mais il est efficace : il structure la parole, soutient le travail. De même, dans la société, on suppose qu’un petit groupe de sondés « sait » ce que fera la masse. Ce n’est pas un savoir fondé, mais une hypothèse structuralement nécessaire. Le sondé devient un support de la vérité collective.

Cette construction d’un collectif à partir de quelques sujets ressemble à un tour de magie. Elle produit un effet de réalité : « les Français pensent que… », « les jeunes voteront pour… » Mais cette réalité est en vérité une projection symbolique, une fiction stabilisante dans un monde incertain. Elle rassure plus qu’elle n’explique.

Et pourtant, cela fonctionne. Non parce que les sujets individuels obéiraient mécaniquement à des lois statistiques, mais parce que les choix se répètent, s’impriment dans des discours, des habitudes, des identifications sociales. Il y a dans la société une sorte de savoir qui ne dit pas son nom, qui n’est l’objet de personne, mais qui organise les conduites. Freud aurait peut-être parlé ici d’un inconscient collectif, à l’instar d’un Jung ; Lacan y verrait plutôt un symbolique sans sujet, une machine langagière où chacun parle à son insu.

Il faut donc entendre le sondage non comme une science du comportement, mais comme une technologie du symbolique : il anticipe, il façonne, il oriente. Il ne révèle pas une vérité cachée, il en produit une. Et cette vérité est performative : une fois énoncée, elle agit, elle modifie les choix, elle boucle le réel.

Dans ce sens, le sondage touche quelque chose de la structure du fantasme : il fait croire qu’un Autre sait — sait ce que le peuple veut, sait ce que vous allez faire. Mais cet Autre, comme toujours chez Lacan, n’existe pas. C’est un leurre. Et c’est précisément ce leurre qui fait tenir le social.

 

  1. Le chiffre contre l’événement : symbolique et réel

 

Il arrive qu’une statistique frappe les esprits. Non par sa précision, mais par son étrangeté. Par exemple : « Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon. » Phrase souvent reprise, toujours bouleversante. Mais que dit-elle exactement ? Elle ne raconte rien. Elle ne montre rien. Elle énonce un fait brut, sans image, sans histoire. Elle n’a ni sujet, ni temps, ni lieu. Elle est un chiffre.

Et pourtant, notre esprit, spontanément, y projette une image : celle d’une femme battue, puis d’une autre, puis d’une autre encore. Pire, parfois, toujours la même. L’imaginaire s’emballe, et c’est là tout le paradoxe : le chiffre, pur produit du symbolique, convoque l’imaginaire — mais en le trompant. Car cette femme n’existe pas. Elle n’a pas de nom. Elle est statistique. Le chiffre troue la représentation. Il énonce un réel, mais un réel abstrait, insupportable, désubjectivé.

C’est ici que Lacan nous aide à penser ce qui résiste au sens. Il oppose le symbolique, l’imaginaire et le réel. Le chiffre appartient d’abord au symbolique : c’est un signifiant parmi d’autres, une écriture qui se répète, se transmet, se calcule. Mais certains chiffres — certaines régularités — touchent à une dimension du réel : non pas ce que l’on voit, mais ce qui ne cesse pas de s’écrire, même quand on ne veut plus le savoir. La répétition froide des meurtres, des suicides, des accidents, devient alors le symptôme d’un réel insistant.

La statistique ne dit pas : « voici une histoire ». Elle dit : « cela revient toujours ». Et cette répétition, vide de sujet, fait effraction. Elle ne laisse pas place à l’interprétation. Elle s’impose comme une sorte de destin collectif, voire de festin collectif, sans cause apparente. Ce n’est plus la mort de quelqu’un, c’est la manifestation d’un trop-plein, d’un excès qui ne peut pas être mis en récit. C’est pourquoi ces chiffres nous sidèrent : ils nous confrontent à une vérité qui ne se raconte pas.

La psychanalyse, quant à elle, cherche le sens. Mais elle ne nie pas le réel. Elle sait qu’il y a des signes qui ne se lisent pas, des événements qui ne s’interprètent pas. Ce sont les points où le discours s’arrête, où le symbolique échoue à absorber ce qui advient. Là où l’événement devient nombre, la subjectivité se dissout. Et pourtant, c’est précisément là qu’il faut écouter. Non pour redonner du sens au chiffre, mais pour entendre ce qu’il laisse muet.

Lacan disait : « Le réel, c’est l’impossible. » Le chiffre pur — celui qui résiste à toute humanisation — est peut-être l’une des formes de cet impossible. Non parce qu’il est inintelligible, mais parce qu’il ne signifie rien, tout en disant quelque chose d’insoutenable. La régularité brute d’un fait social — sa répétition — ne peut être entendue qu’à condition de faire place à ce qui, dans le discours, échappe.

Le chiffre, en ce sens, est une écriture sans parole. Une trace sans récit. Une vérité sans sujet. Il ne parle pas. Mais il revient. Et ce retour est peut-être, dans le champ social, l’équivalent de ce que le symptôme est dans l’analyse : une répétition signifiante, une béance, un appel.

 

  1. Conclusion : la psychanalyse, seule contre les lois du nombre ?

 

Face à la statistique, la psychanalyse semble d’abord désarmée. La première parle de masses, de courbes, de fréquences. La seconde n’écoute qu’un sujet à la fois. La première cherche la prévision ; la seconde accueille l’inattendu. La première élimine l’anomalie comme bruit ; la seconde y lit le symptôme. Tout semble les opposer.

Et pourtant, elles se croisent. Mieux : elles se touchent. Car ce que la statistique révèle dans sa froideur, la psychanalyse le saisit dans sa brûlure. Là où l’une chiffre, l’autre interprète. Là où l’une agrège, l’autre divise. Mais toutes deux, à leur manière, rencontrent ce que Lacan appelle le réel : ce qui échappe à la maîtrise, mais revient — ce qui ne cesse pas de s’écrire.

Faut-il dès lors opposer la singularité du sujet aux lois du nombre ? Ou bien entendre que ces lois elles-mêmes témoignent d’un impensé collectif, d’un inconscient social, d’un savoir qui s’écrit sans être su ? La régularité des morts, des votes, des comportements n’est pas seulement affaire de déterminismes sociologiques. Elle peut être l’indice d’un symbolique structurant, d’une jouissance ordonnée, voire — pourquoi pas — d’une pulsion à l’échelle du groupe.

La psychanalyse ne peut prétendre désarmer les mathématiques. Mais elle peut les traverser d’un éclair. Elle peut montrer que derrière la régularité, il y a du raté, du réel, de l’inassignable. Elle peut rappeler que même si « une femme meurt tous les trois jours », chaque mort est un drame singulier — et que c’est précisément cela que le chiffre recouvre.

Dans un monde qui cherche toujours à prédire, à quantifier, à classer, la psychanalyse reste du côté de l’événement. De ce qui ne rentre pas dans la courbe. De ce qui résiste à l’algorithme. Elle n’est pas le contraire de la statistique, mais son envers. Le lieu où le chiffre se déchiffre. Où la loi rencontre son exception. Où le nombre se heurte au nom propre. Mais aujourd’hui, le chiffre occupe une telle place dans notre société que nul ne peut entrer en psychanalyse s’il n’est, au fond, déjà statisticien.

 

Thierry-Auguste Issachar