Dans une interview récente, une psychanalyste se réclamant de Lacan, et dont je ne citerai pas le nom, rappelle au journaliste ce que sont les « structures élémentaires de la parenté ». Mais ces structures sont-elles si élémentaires qu’on le prétend ? La référence à l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, notamment dans Les structures élémentaires de la parenté (1949), a souvent conduit à cristalliser la parenté dans un modèle universel de l’interdit de l’inceste et de l’échange des femmes. Mais Freud, dans une lecture plus clinique que structuraliste, montre que ces structures dites élémentaires sont traversées par le désir, le fantasme et le symptôme.
Il n’y a pas d’âge d’or du symbolique ni des liens de parenté. Cette idée, souvent implicite dans les critiques contemporaines des nouvelles formes de filiations, repose sur un fantasme d’origine pure, d’ordre naturel, d’un moment précieux où la structure familiale aurait été stable, claire, indiscutable. Or Freud, en lecteur des mythes et en analyste du symptôme, montre tout le contraire.
Dans le mythe œdipien, tel que Freud le met en scène dans Totem et Tabou (1913) et dans L’interprétation du rêve (1900), Jocaste est à la fois mère et épouse d’Œdipe, donc mère et grand-mère de ses propres petits-enfants. Ce paradoxe généalogique n’est pas un accident, mais une révélation : il n’existe pas de fondement naturel au lien de parenté. Ce que Freud appelle les « structures élémentaires » de la parenté ne relèvent pas d’une biologie sociale, mais de l’opération du langage et du refoulement. Ces structures sont marquées par l’interdit de l’inceste, certes, mais toujours travaillées par la désorganisation du désir.
L’histoire humaine, loin de valider une famille-type, est une galerie de formes instables et mouvantes : enfants naturels ou adultérins, enfants abandonnés puis adoptés, fratries recomposées, filiations cachées, révélations tardives de paternité, naissances sous X, … Et la Bible, loin de proposer une norme, est peuplée de figures de filiations troubles : Isaac presque sacrifié par son père (Genèse 22), Jésus sans père biologique, Abraham ayant un enfant avec sa servante Agar (Genèse 16), etc.
Aujourd’hui, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui, les donneurs anonymes, viennent prolonger cette plasticité. Mais ce n’est pas la technique qui introduit du trouble : c’est le langage qui, depuis toujours, désigne la filiation comme un lieu d’énigme. Comme le note Lacan dans le séminaire XVII (L’envers de la psychanalyse, 1969-70), il n’y a pas de rapport sexuel qui puisse s’inscrire dans le symbolique : la transmission est toujours trouée, décalée, interprétée.
Freud, dans Le roman familial des névrosés (1909), nous dit que ce sont justement ces impasses, ces confusions, ces écarts dans les structures de parenté qui sont à l’origine de nos névroses. Le fantasme reconstruit d’une origine imaginaire est une tentative du sujet pour recoller les morceaux d’une généalogie toujours défaillante. Il n’y a pas d’ordre symbolique pré-constitué, mais une fonction du Nom-du-Père (Lacan, séminaire III, Les psychoses, 1955-56) qui vient épingler, de manière plus ou moins stable, les places dans le discours.
C’est pourquoi Freud, tout en reconnaissant le poids culturel de l’ordre familial, ouvre la possibilité d’une dissociation entre sexualité et procréation. Il voulait, au fond, séparer la sexualité de toute téléologie reproductive : que la sexualité cesse d’être moralisée par la procréation, et que la procréation soit désindexée de l’acte sexuel. Dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il conçoit la sexualité comme pulsion partielle, montage déconnecté de la finalité biologique. Quant à la filiation, elle doit être pensée comme acte de nomination, d’adresse symbolique, et non comme conséquence biologique.
Là où la société cherche à réaffirmer des normes de filiation « naturelle », la psychanalyse rappelle que tout lien parental est une construction langagière, et que l’enfant, pour se construire, a besoin de savoir d’où il vient symboliquement, pas biologiquement. La vérité de la filiation ne se résout pas dans un test ADN, mais dans un discours, dans une adresse, dans une position dans l’autre.
Il n’y a donc pas de structures élémentaires immuables, mais des tentatives réitérées, échouées ou symptomatiques, de donner forme au désir dans le champ du symbolique. Là où il y a sujet, il y a trou dans la filiation, et nécessité d’interpréter ce trou. Telle est, peut-être, la véritable « structure » de l’origine : un vide organisateur, une incohérence inaugurale à partir de laquelle le sujet peut commencer à parler.
Thierry-Auguste Issachar