Contrepoint au texte « Obsessions héroïques »

« Ce n’est pas le sujet qui a le symptôme, c’est le symptôme qui a le sujet. »
— Jacques Lacan

 

L’obsessionnel n’est que le second sur la scène

L’obsessionnel n’inaugure rien. Il ne crée pas sa propre impasse. Il y entre, contraint, convoqué, assigné. Il arrive après l’interpellation, après la faille, après le geste inaugural de l’hystérique. Il vient trop tard, au chevet d’un réel déjà troué, d’une énigme déjà posée.

Achille en est le modèle inversé : présenté dans le texte précédent comme héros du retrait, il est d’abord le produit d’une histoire féminine. Achille n’existe comme figure tragique que parce que Thétis, sa mère, l’a tenu hors du feu, l’a plongé dans le Styx, l’a destiné à l’immortalité — à condition qu’il évite la bataille. Et c’est précisément cette injonction ambivalente — « Sois invincible, mais reste à l’écart » — qui le jette dans le dilemme obsessionnel. Achille n’est pas un héros sans faille ; il est la réponse désespérée à une énigme maternelle non résolue.

 

L’hystérique n’est pas une victime : elle est une éveilleuse

On a trop souvent réduit l’hystérique à une figure souffrante. Mais dans la structure du discours, c’est elle qui provoque, qui met en branle, qui ouvre le jeu. Elle est celle qui fait parler l’Autre, qui l’interroge, qui met son désir à nu, puis se retire au moment de la réponse. Elle ne veut pas savoir. Elle veut que l’Autre se dévoile en trébuchant.

Antigone incarne cette fonction avec une rigueur tranchante. Ce n’est pas une figure d’obéissance, ni de pathos. Elle est celle qui déstabilise l’ordre symbolique, qui met le roi — incarnation de la Loi — face à un point d’impossible : l’inhumation de son frère. Elle crée la faille, et dans cette faille, Créon, obsédé par l’ordre, vacille. Ce n’est pas Antigone qui meurt seule : c’est Créon qui devient obsessionnel de la règle, incapable de penser hors du texte de la loi. Antigone, hystérique sublime, ne veut pas vivre selon le monde des hommes ; elle force le monde à révéler son inconsistance. L’obsessionnel, lui, tente de le reconstruire, pierre par pierre, après le passage du cyclone.

 

La scène primitive : non pas oedipienne, mais hystérique

Ce n’est pas la figure du père qui fonde la névrose obsessionnelle. C’est la mère ou l’aimée, en tant qu’elle désire, mais ne dit jamais quoi. L’obsessionnel est celui qui cherche à combler ce silence, à l’interpréter, à l’instituer en loi. Il ne sait pas ce qu’il doit faire — parce que la question qui lui est posée n’est pas claire.

Prenons Hamlet. Tout son drame commence par une question impossible : sa mère a épousé son oncle. Mais que lui veut-elle vraiment ? Que veut-elle qu’il fasse ? Doit-il la punir, la protéger, la juger ? Et que veut le spectre ? Justice ? Vengeance ? Vérité ? Rien n’est sûr. Hamlet ne cesse d’hésiter parce qu’il est pris dans l’indécidable. Ce n’est pas la présence du père mort qui paralyse Hamlet ; c’est le désir flottant de sa mère, la scène incestueuse, la parole équivoque. Il devient obsessionnel à force d’essayer de donner forme à une question floue.

 

La clinique du « tu dois, mais ne fais pas ! »

L’hystérique parle à double voix. Elle convoque, mais refuse. Elle exige, mais récuse. Elle met en scène une demande impossible à satisfaire — et celui qui tente de la satisfaire devient fou. Il est condamné à échouer avec zèle.

Médée, dans sa forme tragique, incarne ce piège fatal. Elle aime Jason, mais elle ne peut tolérer d’être mise de côté. Elle le pousse au pacte, au crime, à la rupture avec sa propre famille. Puis, lorsque Jason la quitte, elle devient la dévastation même. Jason, figure obsessionnelle du compromis, de l’ordre et du pouvoir, n’a rien vu venir. Il voulait régner et aimer, mais il avait affaire à un désir radical, sans loi, sans mesure. Ce n’est pas Médée qui est folle : c’est Jason qui devient impuissant, obsédé par une normalité qui ne peut plus advenir.

 

De la fiction obsessionnelle à la mise en scène hystérique

Là où l’obsessionnel construit des systèmes cohérents, des chaînes de sens, des fictions morales, l’hystérique sabote la logique. Elle ne cherche pas la vérité, elle exhibe le manque. Elle joue de l’équivoque, de l’allusion, de la coupure. Elle force l’Autre à se positionner, mais recule dès qu’il parle.

Ève, la première hystérique, n’est pas celle qui chute : elle est celle qui fait chuter. Elle interroge le commandement divin, pousse Adam à l’acte, mais se tient toujours un pas de côté. C’est elle qui a perçu la faille dans le discours du Père. Adam devient alors le premier obsessionnel : déchu, coupable, accablé par une faute qu’il n’a pas choisie seul. Il veut faire retour, se racheter, comprendre. Mais c’est trop tard. Le monde est déjà tordu. Et la faute — c’est d’avoir répondu à une question qui n’en était pas une.

 

Conclusion : ce n’est pas la névrose qui produit le symptôme, c’est le symptôme hystérique qui produit la névrose, c’est-à-dire la maladie

L’hystérique ouvre la scène. Elle fait du corps un langage, du langage un trou, du désir un labyrinthe. L’obsessionnel arrive après. Il tente de réparer ce qui a été fendu. Il ne veut pas fuir la vie, il veut seulement comprendre la faille. Mais cette faille n’a pas de fond. Elle a une voix. Une voix qui dit : « Dis-moi ce que je suis pour toi » — et qui s’évanouit sitôt la réponse formulée.

Ce n’est donc pas l’obsession qui génère la souffrance, mais le regard hystérique qui fait du sujet obsessionnel un gardien du vide. La maladie obsessionnelle est le prix à payer pour avoir voulu répondre à l’hystérique.

Antigone, Médée, Ève, même Hamlet et Achille : toutes ces figures sont hystériques. Non pas par genre, mais par structure. Et les hommes qui tentent de leur répondre ? Tous finissent dans le piège obsessionnel du sens.

 

Thierry-Auguste Issachar