Dans le grand chapiteau de l’existence, nul ne prend la parole sans d’abord saluer celui qui l’organise. Il est là, toujours, invisible mais présent : Monsieur Loyal. Ce maître de cérémonie, c’est le Père, non pas celui de chair et d’os, mais celui qui fonde l’ordre symbolique, le surmoi en redingote, qui désigne la piste, fait entrer les fauves, appelle l’acrobate au silence. Tuer le père revient à faire taire ce Monsieur Loyal, à vouloir faire effondrer le chapiteau tout entier. Mais l’enfant, dans le secret de ses premiers émois, n’en rêve-t-il pas ? Il ne tue pas le père pour le remplacer, mais pour faire taire l’ordre. Il tue la Loi, pas pour devenir roi, mais pour danser nu sur les ruines du langage.
L’amour, ce mot qui séduit tant, n’est jamais aussi pur que dans le fantasme. Il n’a d’angélique que la vitrine. Freud l’a vu, dès le stade oral, où l’amour de l’enfant pour l’objet (le sein, la voix, le regard) est aussi sa pulsion de destruction : manger, absorber, détruire. Le nourrisson aime comme on dévore. Puis, au stade anal, cet amour se renverse en emprise, en sadisme éducatif, en jeux de pouvoir : c’est ici que le bourreau triomphe en fabriquant d’autres bourreaux. L’amour devient une pédagogie cruelle. Ce n’est qu’au stade génital — lieu de passage, non de résidence — qu’une séparation des polarités peut advenir : aimer et haïr, sans s’annuler. Hainamoration, dit Lacan, ce mot barbare pour dire un miracle toujours en devenir. Le stade génital n’est pas un âge ni une étape acquise, c’est une visée, un désir de sujet, une politique du rêve.
C’est pourquoi il faut se garder d’une lecture sentimentale de Freud. Le transfert n’est pas amour, c’est déplacement, équivoque, théâtre d’ombres. Freud n’a jamais dit que le patient aimait l’analyste. Il a dit : il transfère. Positivement, négativement. Il déplace, il transpose, il agit l’histoire, la sienne, sur un autre écran. Aimer son analyste, ce serait trop simple. Le haïr, ce serait encore lui accorder trop. Non : le sujet cherche une place. Et parfois, il n’y en a pas.
Lacan, lui, n’a pas fait que chercher une place dans l’histoire analytique. Il a violemment refusé celle qu’on lui tendait. Son transfert à Freud fut tout sauf positif. Ce fut une entreprise de désidéalisation, une destitution majestueuse. Comme Socrate face aux sophistes, il a désupposé le savoir. Il n’a pas tué Freud ; il l’a vinaigré. Il a pris le vin de la psychanalyse, ce nectar réservé à l’élite viennoise, et l’a laissé tourner jusqu’à ce qu’il devienne un condiment. En cela, il a accompli un miracle dialectique : donner au savoir un goût pour les corps, pour les salades humaines, pour la jouissance en acte. In vino veritas ? Peut-être. Mais dans le vinaigre, la coupure.
Alors oui, il y a un chemin, une traversée. De l’oral au génital. De l’emprise à la perte. Du biberon au rêve. Ce chemin est celui de l’analysant, mais aussi celui de l’analyste. Il faut traverser la haine, l’amour dévorant, la tentation de la maîtrise, pour arriver à un lieu où l’amour et la haine ne s’excluent pas mais se répondent — dans le silence d’une parole qui ne veut plus posséder.
Car peut-être que le but n’est pas de tuer Monsieur Loyal. Peut-être est-il déjà mort. Le plus difficile, c’est de cesser de parler pour lui.
Thierry-Auguste Issachar