« Dans l’inconscient, nul ne croit à sa propre mort. »
— Sigmund Freud

 

Le paradoxe de l’héroïsme obsessionnel

L’obsessionnel ne fuit pas la mort. Il la nie. Il ne se détourne pas du tragique de l’existence, il le désamorce, l’anticipe, l’aseptise. Le paradoxe de cette position tient à ceci : à force de vouloir sauver la vie, il la rend inhabitable. À force de vouloir tout maîtriser, il s’empêche de vivre. Il ne fait pas l’économie de la souffrance, mais celle du risque. Le sujet obsessionnel est celui qui, dans sa tentative de se préserver, organise méthodiquement son appauvrissement.

Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, affirme avec force : « Dans l’inconscient, chacun de nous est convaincu de son immortalité. » Cette croyance fondamentale, inconsciente, est l’un des grands démentis que le sujet oppose à la réalité. C’est également l’un des ressorts de l’angoisse obsessionnelle, toujours orientée vers une culpabilité diffuse et une faute imaginaire, jamais directement vers la finitude ou la disparition. Ce n’est pas tant la peur de mourir qui le ronge que l’idée de n’avoir pas assez bien vécu, ou d’avoir mal agi — voire pensé. Le surmoi obsessionnel pousse moins à vivre qu’à expier.

Cette posture se traduit cliniquement par des conduites de renoncement, de retenue, d’ascèse, de scrupule. L’obsessionnel ne cesse de se refuser des gestes simples, des paroles spontanées, des engagements clairs, au nom d’un idéal qu’il ne formulerait pas, mais dont il ressent la pression constante. Cette vie en retrait, en suspension, se donne parfois des allures de prudence ou de lucidité. Mais elle trahit une forme d’évitement radical de la perte.

Le surmoi, chez lui, est un gardien de la vie — mais une vie au rabais. Une vie amputée de ses intensités, de ses élans, de ses surprises. Il ne veut pas mourir, mais il ne veut pas non plus être traversé. C’est cette logique qui fait de lui, en creux, un héros moral. Non pas celui qui affronte, mais celui qui tient bon. Non pas celui qui agit, mais celui qui endure. Il ne va pas au-devant du danger, mais il s’impose des limites si strictes qu’elles l’éloignent de toute forme d’abandon. Il vit sous injonction : tu ne te permettras rien.

Et c’est bien là que l’héroïsme obsessionnel bascule dans son impasse : à force de ne pas vouloir mal faire, le sujet finit par ne plus rien faire. L’acte devient impossible, trop lourd de conséquences, trop chargé de sens, trop menaçant. Il peut dès lors se produire une forme de « laisser-mourir » paradoxal : par excès de précautions, de doutes, d’hésitations, le sujet laisse dépérir ce qu’il voulait sauver. Il n’empêche pas l’accident, il le suscite par excès de défense. Cela se retrouve dans certaines situations cliniques de deuil pathologique, où l’obsessionnel, après la perte d’un proche, s’accuse de ne pas avoir su anticiper, prévenir, protéger — alors même qu’il a tout mis en œuvre pour ce faire.

Achille, Hamlet : figures du retrait

Ce paradoxe du héros en retrait trouve un écho dans certaines figures mythiques ou littéraires. On pense à Achille, qui se retire du combat, se replie dans sa tente, laisse les siens souffrir par orgueil blessé, mais aussi par refus de la compromission. Il faudra la mort de Patrocle pour qu’il consente à entrer dans l’action, et accepte ainsi sa propre fin. Achille ne devient véritablement héros qu’en acceptant de mourir, c’est-à-dire en rompant avec l’illusion d’une vie sans perte.

On pense aussi à Hamlet, prince de la rumination, de la mise en scène, de l’hésitation. Chez lui, l’acte est toujours différé, trop lourd de sens pour être simplement posé. Il vit dans un monde saturé de fantasmes, de doubles, de signes à déchiffrer. Il ne manque pas de courage, mais de simplicité. Il pense sa vie au point de l’empêcher. Hamlet n’est pas un lâche : il est un obsessionnel tragique. Son drame, c’est que l’agir est devenu impossible, encombré par trop de sens, trop de langage.

La fiction comme économie de la perte

Ce que l’obsessionnel ne vit pas dans le réel, il le transpose dans la fiction. Le fantasme devient pour lui une aire de jeu indispensable. Il y retrouve une forme de toute-puissance : il peut y aimer sans être rejeté, haïr sans punition, tuer sans conséquence. Là où la vie impose des pertes irréversibles, le fantasme autorise le retour en arrière. On peut rejouer la scène, corriger le passé, explorer d’autres issues. Freud insiste sur cette fonction compensatoire : « Dans la fiction, nous trouvons cette pluralité de vies dont nous avons besoin. »

Le recours au fantasme est massif dans les cliniques obsessionnelles. Mais il ne s’agit pas d’un simple refuge imaginaire. Il s’agit d’un système parallèle, d’une logique secondaire extrêmement élaborée, où la cohérence du récit compte plus que la jouissance qu’il procure. Le fantasme obsessionnel n’est pas libidinal au sens strict. Il est gouverné par une logique, une syntaxe, une rigueur. C’est un espace de maîtrise, non de dérive.

Cliniquement, on le rencontre dans les grandes ruminations morales, les scènes de réparation mentale, les mises en accusation de soi qui se rejouent sans cesse dans l’imaginaire. Le sujet s’y met en procès, s’y défend, s’y juge, dans une économie qui échappe au temps réel. Ce théâtre intérieur permet d’éviter l’engagement. Il neutralise le surgissement de l’acte, au profit d’un récit toujours à affiner.

Mais cette toute-puissance narrative est sans effets réels. Elle ne change rien, elle n’opère aucune coupure. C’est pourquoi la psychanalyse, dans ces cas-là, ne vise pas à produire plus de récit, mais à introduire une discontinuité, un raté, une perte dans le tissu même de la fiction. Non pas pour faire parler davantage, mais pour que le sujet entende autrement ce qu’il répète. Car ce qu’il répète, c’est la scène d’un acte empêché. Et si Lacan avait inventé la coupure analytique non pas pour faire taire, mais pour couper court à l’infini du discours obsessionnel ? Autrement dit : pour introduire une limite là où il n’y en a jamais*.

Vers une clinique de l’intensité

L’obsessionnel est le symptôme d’un monde qui valorise la précaution, la planification, le contrôle. Il incarne, à sa manière, l’angoisse moderne devant le risque, devant la perte, devant l’irréversible. Mais il est aussi le témoin de ce que devient une vie trop protégée : une vie appauvrie. Ce n’est pas un hasard si Freud associe la perte du goût de vivre à l’évitement de la mort. Si l’on ne peut plus perdre, on ne peut plus désirer. Si l’on ne risque plus rien, rien n’a de valeur.

La psychanalyse a ici un rôle crucial : non pas d’inciter à la prise de risque inconsidérée, mais de permettre au sujet d’assumer la perte comme condition du désir. D’accepter que vivre, c’est choisir, donc perdre. Que parler, c’est se trahir un peu. Que désirer, c’est s’exposer. L’analyse n’a pas pour fin de réconcilier le sujet avec son fantasme, mais de l’aider à sortir de la répétition pour entrer, enfin, dans le risque de la parole vraie.

C’est ce passage que redoute l’obsessionnel : le moment où la fiction ne suffit plus, où la vie réclame un geste. Ce n’est qu’à ce prix — à ce risque — que quelque chose peut advenir. Non pas la mort héroïque, mais une vie moins protégée, plus vibrante, plus inégale. Une vie où la perte ne sera plus ce qu’il faut éviter, mais ce qui donne son prix à ce qui reste.

 

Thierry-Auguste Issachar

 

* La coupure n’est pas une méthode pédagogique ou un jeu sadique du maître : c’est une mise en scène rigoureuse de l’impossible à dire, destinée à ouvrir un espace à ce que l’obsessionnel s’acharne à refermer.