Et si la phobie n’était pas une défense archaïque, mais un geste hystérique de renversement ?
Introduction
On a trop souvent regardé la phobie comme un symptôme primitif, presque puéril. Le petit garçon qui ne veut pas sortir à cause des chiens. La jeune femme qui évite les tunnels. L’homme d’affaires qui panique en avion. On rassure, on explique, on prescrit. Et l’on passe à côté de ce que la phobie révèle — ou plutôt, de ce qu’elle dément.
Il faut renverser la perspective : ce n’est pas la phobie qui est pathologique — c’est l’obsession qui est la véritable maladie de l’homme. Une maladie incurable, constitutive. Et la phobie n’en est que le rebut, le symptôme, la contre-attaque.
Ce texte propose de prendre au sérieux cette hypothèse : l’obsession est la condition même de l’entrée dans le langage, et la phobie en est le symptôme hystérique. Non pas une peur de l’objet, mais une mise en décharge de sa puissance pulsionnelle. Un fétiche inversé, un déchet symbolique, un cri contre la possession.
La phobie ne libère pas du lien obsessionnel à l’objet. Elle le retourne. Elle en fait théâtre. C’est pourquoi il faut prendre au sérieux la phobie des petits garçons. Car ils ne désignent pas un objet ridicule. Ils désignent le rebut d’un amour impossible et archaïque.
- L’obsession : maladie universelle, structure de la langue
L’obsession n’est pas un accident clinique. Elle est la vérité nue de l’homme parlant. Car parler, c’est perdre. Le sujet entre dans le langage au prix d’un renoncement originaire : l’objet est perdu, pour toujours. Mais ce qui est perdu n’est pas oublié. Il revient — sous forme d’un vide qui attire tout.
Ce vide, Freud l’appelle le manque, Lacan le formalise comme objet a. Il devient l’horizon de toute jouissance, et le piège de toute pensée. L’homme obsessionnel est cet être hanté, ligoté à l’objet qu’il cherche à posséder, tout en sachant, confusément, que c’est l’objet qui finira par le posséder.
L’obsession, ce n’est pas « penser trop ». C’est penser pour ne pas faire. Penser pour éviter l’effondrement dans l’objet. Penser, pour ne pas être pris.
Mais cela ne suffit jamais. L’objet revient. Il s’infiltre dans les gestes, dans les doutes, dans les formules. Et l’homme devient le serviteur du reste, du résidu, du signifiant qui ne veut pas se taire. La maladie est là : dans l’impossibilité de se défaire du lien.
- La phobie : un symptôme hystérique contre la possession
C’est alors qu’intervient la phobie — non pas comme protection, mais comme coup de théâtre.
La phobie, ce n’est pas la peur du réel. C’est la mise en scène de l’objet dans le réel, pour tenter d’en inverser la charge. Le phobique ne nie pas l’objet : il le désigne. Il en fait un fétiche inversé, une sorte de déchet, un point d’angoisse autour duquel il peut enfin respirer.
La phobie est une Verleugnung : un démenti.
Elle dit à l’objet : « Tu ne me posséderas pas. C’est moi qui te réduis à un signe, à un rebut, à un chien. »
Chez le petit Hans, ce n’est pas le cheval qui fait peur. C’est ce que le cheval condense : la chute, le père, le sexe, le désir. Et en désignant cet objet, Hans pose une limite. Il sauve quelque chose de lui-même, dans une opération symbolique hystérisante. Il dit : « Voilà ce que je ne veux pas. Voilà ce que je veux craindre, au lieu de me fondre dedans. »
- Du sacré à l’ordure : la fonction du rebut
Ce que la phobie produit, ce n’est pas de la fuite — c’est un objet négatif. Une forme marquée, chargée, intouchable. Elle crée un fétiche inversé. Non pas l’objet de jouissance, mais le rebut de la jouissance, une jouissance Autre. Le « trop », l’excès, mis au ban pour mieux continuer à exister.
C’est cela, la force hystérique de la phobie : elle ne détruit pas l’obsession, elle la condense dans un point. Elle crée un lieu symbolique où le sujet peut dire non — sans pour autant sortir du circuit. Car il n’y a pas de dehors. Il n’y a que des seuils, des torsions, des nœuds, des ruses…
- La Verleugnung, ou comment refuser l’objet en le fétichisant
Freud, dans Fétichisme (1927), nomme Verleugnung ce mécanisme par lequel le sujet refuse une perception tout en la maintenant à l’état de trace. Dans son exemple princeps — le petit garçon confronté à l’absence de pénis chez la mère — le sujet produit un fétiche : objet de substitution qui à la fois nie et affirme la réalité insupportable.
« Il s’est trouvé, dans son développement infantile, devant le fait que la femme n’a pas de pénis. Il ne peut l’admettre ; il le dément, mais il ne l’a pas complètement oublié. » (Freud)
Lacan reprend ce concept et l’étend : pour lui, la Verleugnung n’est pas qu’un refus du manque — c’est une scission dans la structure du sujet, une façon d’installer un objet-fétiche comme point de fixation imaginaire, contre le réel de la castration.
C’est précisément ce qui se passe dans la phobie :
La phobie est une Verleugnung hystérique de l’obsession.
Elle nie l’obsession en la projetant dans l’objet, non plus comme chose à désirer, mais comme chose à haïr ou aimé. Le fétiche devient rebut, l’objet désiré devient objet maudit, le trop-plein devient danger.
La phobie n’est donc pas un traitement du lien obsessionnel — c’est sa caricature inversée, sa mise en scène négative. Elle installe un contre-objet, non pas pour l’abolir, mais pour en vivre malgré soi.
Et c’est en cela que la phobie n’est pas une victoire — mais une façon de survivre à la défaite.
Conclusion : Une victoire à la Pyrrhus
La phobie n’est pas un triomphe du sujet. Elle est au mieux une ruse désespérée. Elle ne libère pas du lien obsessionnel : elle en renverse la scène. Là où l’objet commandait en silence, la phobie le désigne, le salit, le fige. Ce n’est pas un affranchissement, c’est une cristallisation négative, une mise en rebut, un stigmate.
Et pourtant, ce geste — aussi tragique soit-il — produit du symptôme. Il y a là une économie de survie. Mais une survie au prix le plus fort.
La phobie ne sauve pas le sujet de l’obsession. Elle ne fait que déplacer la domination de l’objet dans un autre registre : celui de la terreur, du sacré inversé, du fétiche répulsif et diabolique. L’objet n’est plus désiré : il est maudit, diabolisé. Et ce renversement signe la Verleugnung proprement dite.
« Ce n’est pas ça », dit le sujet phobique….
Mais ce n’est que ça qu’il lui reste !
Thierry-Auguste Issachar