Ce n’est pas le passé qui revient telle une malédiction, c’est le sujet qui y retourne…
Pourquoi les Noirs sont-ils surreprésentés dans les prisons américaines ? Pourquoi les enfants d’ouvriers peinent-ils, génération après génération, à se soustraire à la relégation scolaire ? Pourquoi certains groupes, minorités visibles ou symboliques, semblent-ils toujours « tomber » dans les pièges que l’ordre social leur tend, comme s’ils y étaient attendus ?
Le sociologue y verra une reproduction. L’économiste, une inégalité de capital. Le politique, une violence systémique. Le psychanalyste, lui, entend dans cette fidélité à la défaite une répétition qui dépasse le champ du calcul ou de la conscience. Quelque chose insiste, se rejoue, se remet en place. Ce n’est pas seulement une contrainte, c’est une économie libidinale. Et Freud nous offre les premiers instruments pour penser cette énigme du destin social comme répétition subjective.
L’automatisme de répétition, ou l’au-delà du principe de plaisir
Dans Au-delà du principe de plaisir (1920), Freud fait une découverte essentielle : le sujet humain ne cherche pas seulement à répéter ce qui est agréable ou gratifiant. Il tend au contraire à répéter ce qui a échoué, ce qui a traumatisé, ce qui fut douleur et perte. Il appelle cela « automatisme de répétition » (Wiederholungszwang). Ce qui revient, ce n’est pas un contenu conscient, mais un impensé, un réel qui ne cesse de frapper à la porte du symbolique.
Ainsi, loin de chercher l’équilibre, le sujet retourne à ses blessures. Non pas pour les réparer, mais parce que quelque chose en lui ne peut pas faire autrement. Freud écrit : « Le malade ne se souvient pas, il répète. » (Remémoration, répétition et perlaboration, 1914). La répétition devient la scène où se rejoue le trauma, avec l’espoir muet – et souvent vain – qu’il puisse enfin s’écrire.
Des sujets et des groupes pris dans la scène
Mais qu’en est-il quand ce n’est pas un sujet seul qui répète, mais un groupe entier ? L’automatisme devient ici social, inscrit dans des générations, dans des lignées, dans des corps marqués. La psychanalyse, dès Freud, a envisagé cette dimension collective. Dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), il décrit comment les individus dans le groupe s’identifient à une même figure idéalisée, comment le surmoi collectif peut peser d’un poids bien plus lourd que la loi individuelle.
Or, dans les sociétés modernes, certains groupes sont constamment désignés : comme dangereux, comme inadaptés, comme inassimilables. Ils sont regardés comme Autres – et très souvent, ils finissent par occuper cette place de l’altérité menaçante. Non pas parce qu’ils le veulent, mais parce qu’ils y sont poussés symboliquement, attendus fantasmatique-ment.
L’exemple des Noirs dans les prisons américaines est ici paradigmatique. Le système judiciaire est biaisé, certes. Mais la question analytique est ailleurs : pourquoi le sujet noir – malgré lui – se retrouve-t-il captif de ce scénario produit par l’Autre social ? Pourquoi répète-t-il cette position de coupable, de marginal, de menaçant ? Il ne s’agit pas de dire qu’il choisit cette place. Il s’agit de dire qu’il y est parlé avant d’avoir parlé. Le signifiant le précède. Il est, déjà, assigné.
Répéter pour être loyal
Freud, toujours dans Au-delà du principe de plaisir, avance une hypothèse saisissante : la compulsion de répétition serait un retour à un état antérieur, à une forme d’inertie psychique, voire biologique. Mais en clinique, on voit que cette répétition est aussi une loyauté invisible. Le sujet répète par fidélité inconsciente à un autre – un parent, un ancêtre, une lignée humiliée.
Et les groupes opprimés répètent souvent par fidélité à ceux qui ont souffert avant eux, dans un silence transmis, dans une blessure collective non élucidée. Ils reproduisent la place de l’exclu pour ne pas trahir les leurs. Pour ne pas être ce transfuge accusé d’avoir pactisé avec l’oppresseur. La répétition devient une forme de mémoire. Un symptôme d’amour.
Mais cet amour tue. Car la répétition ne produit pas de sujet. Elle produit du retour. Elle enferme.
L’interprétation politique du symptôme
Cette perspective psychanalytique n’annule pas l’analyse politique. Elle l’éclaire autrement. Le racisme, la ségrégation, les politiques pénales discriminatoires sont bien réels. Mais la psychanalyse permet de penser pourquoi et comment cela se répète, même lorsque les conditions changent.
Car le discours social parle à l’inconscient, et le sujet, même révolté, peut y répondre à son insu. Il peut répondre dans le symptôme, dans l’acte manqué, dans l’auto-sabotage. Il peut jouer le rôle qu’on attend de lui pour en finir avec l’angoisse de ne pas savoir qui il est sans ce rôle.
Freud disait que le symptôme est un compromis entre désir et défense. Les groupes minorés, assignés à l’échec, sont souvent contraints de construire leur identité dans ce compromis : entre ce qu’ils veulent fuir et ce qu’ils sont forcés d’être. Ils ne sont pas dupes, mais ils sont pris dans une logique de répétition dont seule une élaboration subjective pourrait les sortir.
Conclusion : Ce qui ne cesse pas
Ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, c’est la violence structurale du discours social – et ce que les sujets, les groupes, en font. Il ne suffit pas de changer les lois, ni même de réparer les injustices, pour que cesse la répétition. Il faut qu’un acte de parole vienne nommer l’emprise, qu’un sujet se dégage de la place qui lui a été écrite, qu’il cesse de jouer le rôle que l’Autre lui prête.
C’est là que la psychanalyse retrouve son tranchant politique. Elle ne répare pas. Elle ouvre un espace où le sujet peut cesser d’être répété par son histoire, où il peut, enfin, faire une place à ce qui ne s’était jamais dit.
Thierry-Auguste Issachar