Freud ne s’est pas trompé de cible !
Guérir de notre maladie obsessionnelle ne passera ni par la morale ni par l’ascèse. Il ne s’agit pas d’ajouter une couche de commandements à ceux que le surmoi nous assène déjà, ni de tendre plus encore vers cet idéal du moi d’inspiration chrétienne, où pureté, maîtrise et sacrifice tiennent lieu de salut.
Non : c’est ailleurs qu’il faut porter le fer. C’est du côté du symptôme hystérique qu’il faut opérer.
Car l’hystérie n’est pas, comme on le croit trop souvent, une névrose parmi d’autres. Pour Lacan, elle est la matrice de toute subjectivation, notre côte d’Adam partagée, notre noyau commun. Le sujet moderne, quel qu’il soit, est fondamentalement hystérique : il se constitue dans et par une question adressée à l’Autre – Que suis-je pour toi ? ou encore « Che Vuoi ? » (Que veux-tu ?) – questions qui, loin de chercher une réponse, se nourrissent de leur impossibilité.
C’est cette division constitutive du désir, mise en scène dans le corps ou dans la parole, qui structure le symptôme hystérique. Non pas un symptôme organique, mais une adresse, un message, une stratégie : celle d’un sujet qui ne veut ni céder sur son désir, ni y consentir pleinement. Il s’agit donc moins de le « guérir » que de démonter sa logique, de briser le cercle de la provocation et de la capture.
Or, ce que cette structure hystérique appelle, ce qu’elle fabrique presque mécaniquement, c’est la position obsessionnelle. L’obsessionnel est le produit de ce théâtre : il est celui à qui l’on pose la question impossible, celui à qui l’on demande de dire la vérité de l’Autre, de trancher là où il n’y a pas de réponse. Et comme il ne peut que se dérober ou se compromettre, il oscille sans fin entre la culpabilité du salaud et celle de l’ordure.
Littérature et clinique le montrent cruellement. Dans La Pitié dangereuse, Stefan Zweig met en scène cette logique à l’état pur : un jeune officier, Ulrich, s’éprend d’une jeune fille paralysée qui, sous couvert de fragilité, l’englue dans une demande impossible. Il ne peut ni aimer pleinement ni se retirer sans faute. Tout acte est une trahison. Toute absence, un crime. L’hystérique ne demande pas simplement de l’amour, elle exige la réparation d’un manque qu’elle-même ne peut nommer. Et c’est cette exigence équivoque – cet appel qui ne dit pas son nom – qui désoriente l’obsessionnel, bien moins à l’aise qu’elle avec le double fond du langage.
Car là réside une autre différence essentielle : l’obsessionnel s’accommode mal de l’équivoque du signifiant. Là où l’hystérique peut jouer du sens, feinter, provoquer, se lover dans l’ambiguïté, l’obsessionnel, lui, exige une vérité sans reste. Il cherche le mot juste, le concept clair, le point fixe. Mais cette exigence de clarté l’enferme dans l’indécidable, le contraint à différer l’acte, à remâcher la faute, à tourner indéfiniment autour du vide central de son désir.
On comprend dès lors pourquoi, historiquement, le médecin – qu’il soit prêtre, savant ou psychanalyste – a toujours été pris dans ce duo infernal. On a voulu faire de lui un arbitre, un témoin lucide, celui qui viendrait mettre de l’ordre dans cette confusion des sexes et des places. Mais il n’est qu’un personnage de plus dans la pièce. Le « docteur Condor » de Zweig, prétendument éclairé, n’est qu’un rouage supplémentaire dans l’économie du symptôme : il participe à son maintien autant qu’à sa mise en scène. Le médecin croit dénoncer la pitié dangereuse, mais il y succombe tout autant.
Depuis Hippocrate, la civilisation s’est bâtie sur cette alliance morbide entre hystérie et obsession : la plainte qui cherche un maître, le maître qui se perd dans sa propre impuissance. C’est là sa grandeur – produire des œuvres, des systèmes, des sacralisations –, mais aussi sa répétition pathétique. Car tant que l’hystérie conserve son pouvoir d’appel sans réponse, l’obsession ne peut qu’enfler dans la culpabilité ou la paralysie.
La psychanalyse ne saurait se contenter d’apaiser l’obsessionnel, de lui proposer un surmoi mieux tempéré ou de bon aloi. Elle doit, au contraire, affronter le ressort fondamental de son aliénation : ce lien au symptôme hystérique, cette scène où il est convoqué pour échouer. Guérir l’obsession reviendrait donc à interroger, déranger, voire démonter le symptôme de l’Autre, c’est à dire celui qui le convoque, le fascine et finalement l’annule.
Non, ce n’est pas tant l’obsessionnel qui est malade, que le monde qu’on lui impose pour y répondre.
Thierry-Auguste Issachar