La célèbre formule freudienne « Wo es war, soll Ich werden » a suscité de nombreuses interprétations, souvent tributaires de la conception que l’on se fait du sujet en psychanalyse. À rebours de certaines lectures existantes, cet écrit soutient que Freud n’y appelle pas à l’avènement du sujet de l’inconscient mais à un renforcement défensif du Moi. C’est Lacan, en retravaillant cette formule, qui en subvertit le sens pour y loger l’instance du sujet barré, marqué par la coupure signifiante. Nous examinerons cet écart entre Freud et Lacan à partir des figures du je cartésien, du Moi freudien, et du sujet lacanien.

 

1. La phrase de Freud : un programme de civilisation

Dans les nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse publiées en 1933, Freud écrit :

« Wo Es war, soll Ich werden. »
« Là où était le Ça, le Je doit advenir. »

Ce « Ich » est communément traduit par « je » ou « moi ». Or, il ne s’agit ni d’un sujet transcendantal, ni d’un sujet du désir. Freud l’explicite immédiatement : c’est le moi, en tant qu’instance psychique, qui doit « étendre son emprise » là où règnent les motions inconscientes. Il s’agit d’un processus de domestication :

« Le moi doit prendre la place du ça, en absorber les contenus, les réordonner, les refouler ou les sublimer. »

Loin d’un dévoilement du sujet, ce programme indique un travail d’endiguement, où l’analyse vise la maîtrise progressive des pulsions par la médiation du moi, dans une optique d’adaptation au principe de réalité.

Là où ça parle — c’est-à-dire là où l’inconscient se manifeste — Freud ne souhaite pas que le sujet surgisse pour y assumer sa division, mais que le moi s’y renforce pour maintenir une certaine cohésion psychique. En ce sens, le Moi n’est pas le lieu de l’élucidation, mais celui de la défense, comme il le note dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926) : il est au cœur des mécanismes de défense et ne peut jamais prétendre à une souveraineté totale (« le MOI n’est pas maître chez lui »)

 

2. Le Je cartésien : sujet d’une parole vide

 

Ce « Je » qui doit advenir ne relève pas d’un « Je » de l’inconscient. Il est à rapprocher du Je cartésien, cogito minimal garanti par la fonction langagière. Ce Je n’est pas l’auteur d’un dire singulier, mais un sujet logico-linguistique auquel la reconnaissance du statut de sujet est donnée d’office : il parle, donc il est.

Cette parole est vide : elle relie, elle structure, mais elle ne révèle rien du manque ou du désir. À la différence du sujet stoïcien ou lacanien — qui engage sa division et s’expose à une vérité —, ce je cartésien est pleinement compatible avec la logique défensive freudienne : il tient, il réordonne, il se protège.

 

3. Lacan : une subversion radicale de la formule

 

Lacan, dans le Séminaire XI (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964), revient longuement sur cette formule. Il y voit moins un programme freudien à suivre qu’un point de renversement pour penser le sujet comme effet du signifiant, donc fondamentalement divisé.

« Là où ça était, doit advenir le sujet » — non le Moi, mais un sujet en tant qu’il se produit dans la béance ouverte par la coupure signifiante.

Chez Lacan, le je qui doit advenir est soutenu par une parole pleine, par un dire qui engage le sujet dans un acte. Il ne s’agit plus de défendre un secret, mais de consentir à ce que quelque chose échappe, à ce que le sujet se découvre autre que lui-même. C’est là la fonction de la traversée du fantasme : franchir le voile structurant des défenses imaginaires pour atteindre ce qui, dans le sujet, résiste à toute symbolisation — l’objet a.

La cure lacanienne vise ainsi à faire surgir le sujet là où il était forclos, à introduire de la coupure là où régnaient les formations du moi.

 

4. Fantasme, transfert et division

 

Freud se méfiait d’une telle traversée. Dans la cure, il ne cherchait pas à faire céder les défenses jusqu’au point de chute, mais à travailler dans le transfert comme espace de projection et de déplacement. Le fantasme, chez Freud, n’est pas un écran à traverser mais un opérateur de lien : il protège, organise, permet la cohabitation avec l’inconscient. Il donne une forme aux pulsions, les éloigne du chaos primaire.

Lacan inverse cette logique. Pour lui, l’analyse est un acte : elle ne vise pas l’équilibre mais l’émergence du Réel là où le symbolique trébuche. Le sujet ne devient pas plus fort, il devient plus divisé — mais aussi plus responsable.

 

Conclusion : deux finalités de la cure

 

Freud et Lacan assignent à la cure des finalités radicalement différentes :

  • Freud : étendre le Moi, circonscrire les pulsions, pointer les fantasmes dans la réalité, sans jamais les traverser.
  • Lacan : faire surgir un sujet divisé, traverser les fantasmes pour toucher la cause du désir, s’approcher du Réel.

La formule « Wo es war, soll Ich werden » est donc ambivalente. Elle ne dit pas la même chose selon qu’on entend le Ich comme moi freudien ou comme sujet lacanien. Et peut-être faut-il la lire aujourd’hui comme un point de tension irréductible entre deux visées analytiques : celle du renforcement et celle de la perte…

 

Thierry-Auguste Issachar